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La langue russe est-elle interdite par la loi ukrainienne comme l’affirme Sergueï Lavrov ?

La langue russe est-elle interdite par la loi ukrainienne comme l’affirme Sergueï Lavrov ? - Featured image

Author(s): Romane Bonnemé, RTBF

La récente affirmation du ministre russe des Affaires étrangères lors d’une interview sur la chaine française TF1 est incorrecte : la langue russe n’est pas interdite par la loi ukrainienne. En revanche, cette dernière définit l’ukrainien comme seule et unique langue d’État en Ukraine.

Si l’interview est “exclusive”, les propos tenus ne sont, eux, pas nouveaux. Pour TF1 et LCI, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a répété l’argumentaire pro-régime, ce 29 mai, sur l’”inévitable” invasion de la Russie en Ukraine en réaction à la “menace antirusse qui pèse sur [leurs] frontières depuis de nombreuses années“. Selon ses termes, le Kremlin a été “contraint” d’agir notamment pour “protéger la langue russe […] discriminée, agressée par les régimes successifs en Ukraine”, et qui serait “interdite par la loi“.

Cette déclaration n’est rien d’autre qu’une contre-vérité de la part du régime russe alors que l’Ukraine est envahie par la Russie depuis le 24 février 2022. En effet, la loi ukrainienne ne dit rien de tel.

Si l’usage de l’ukrainien doit être respecté dans un ensemble de domaines, principalement publics, les langues étrangères ou autochtones, dont le russe, peuvent être librement utilisées dans l’ensemble du pays.

Que dit la législation ukrainienne ?

Consacré comme langue d’État depuis la loi de 1989, l’ukrainien a vu ce statut enchâssé dans la Constitution de 1996, réitéré dans la loi de 2019. Cette dernière est “la première loi fondamentale sur la langue depuis 1989“, indique Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa (Canada).

Celle-ci prévoit notamment un ensemble de dispositions sur la maîtrise de l’ukrainien par les agents publics (fonctionnaire, élus, magistrats ou professeurs) ainsi que dans la sphère médiatique. Un minimum de 75% des programmes radiophoniques et télévisés devant être en ukrainien (désormais élargie à tous les médias depuis la révision de janvier 2022). Cette loi officialise aussi l’ukrainien comme étant la langue “par défaut” dans d’autres domaines de la vie publique tels que les bars ou chez les médecins.

Quiconque contreviendra à ces règles à partir de 2022 sera soumis à des amendes pouvant aller de 64 à 446 euros. “Si un fonctionnaire écrit en hongrois dans un document administratif officiel, il sera sanctionné de la même façon que s’il écrit en russe” souligne ainsi Carole Grimaud-Potter, analyste géopolitique, spécialiste de la Russie et des espaces post-soviétiques.

Cette mise en valeur de l’ukrainien par l’actuel président Zelenksy s’inscrit dans la continuité des réformes de ses prédécesseurs, comme Petro Porochenko. En 2017, une loi spécifique sur l’enseignement avait déjà fait de l’ukrainien la langue officielle dans le secondaire. Rien de vraiment très neuf, explique Dominique Arel. “La grande majorité des écoles étant déjà en ukrainien avant 2014, sauf dans le Donbass et la Crimée“.

L’ukrainien et les langues minoritaires

Ces lois ne sont pourtant pas restrictives : des exceptions existent pour les langues minoritaires des peuples autochtones (Tatars de Crimée, Gagaouzes et Roms) et les langues officielles de l’Union européenne (UE).

Dans la presse, il est ainsi autorisé de publier un contenu médiatique dans d’autres langues, à condition qu’il soit accompagné d’une version “identique en ukrainien, dans le contenu, le volume et la méthode d’impression“. Respectant cette condition, les médias peuvent donc librement publier du contenu bilingue ukrainien-russe, comme c’est le cas pour le média Oukrainska pravda.

Une mise à l’écart plus politique que démographique de la langue russe

Si les exceptions pour les langues minoritaires existent aussi dans le domaine de l’éducation, le débat est plus sensible en ce qui concerne la langue russe car elle n’est pas considérée comme telle. “Tandis que la loi garantit le droit de recevoir un enseignement général préscolaire et secondaire, dans une langue minoritaire ou de l’UE et dans la langue de l’État, ce n’est pas le cas pour le russe. Il a, par exemple, été supprimé du programme de la dernière année de lycée, désormais circonscrit aux cours de langue et de littérature“, explique Carole Grimaud-Potter, qui est aussi la fondatrice du think tank Center for Russia and Eastern Europe Research de Genève.

Pourquoi ce traitement différencié pour le russe dans l’enseignement ?

Le russe n’est pas inclus comme langue minoritaire, parce qu’il est en fait majoritaire dans la vie quotidienne au sud et à l’est de l’Ukraine”, répond Dominique Arel qui poursuit : “La question pour l’État est d’inciter l’usage public de l’ukrainien car la meilleure façon est d’apprendre l’ukrainien au point de se sentir à l’aise pour le parler en toute situation“.

En effet, héritiers de décennies d’appartenance à l’Empire russe, l’Est et le Sud de l’Ukraine sont encore russophones à 65% (à l’inverse de l’Ouest du pays, anciens territoires de l’Autriche-Hongrie et de la Pologne, où l’on parle ukrainien à 84,6%). Dans l’ensemble du pays, “tous les habitants sont bilingues, dans la mesure où ils comprennent les deux langues et peuvent les parler à divers degrés d’aisance“, souligne Dominique Arel. A commencer par le président Zelenski lui-même.

Si la pratique de la langue russe n’est dans les faits pas interdite en Ukraine, cette législation a été pointée du doigt par la Commission de Venise, le principal organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles, qui a indiqué à l’examen de la loi de 2019 que “l’oppression historique de l’ukrainien […] ne peut justifier de priver la langue russe et ses locuteurs de la protection accordée aux autres langues” tout en comprenant parfaitement “la nécessité pour le législateur ukrainien d’adopter des mesures visant à promouvoir l’utilisation de l’ukrainien comme langue d’État“.

Cette controverse juridique reste “relativement mineure” et “se heurte la plupart du temps à une réalité politique”, estime Dominique Arel. Celui-ci ajoute que “la loi ne signifie que le russe est banni. Il continue d’être utilisé dans la vie de tous les jours, sauf que les autorités politiques s’adressent de plus en plus en ukrainien dans leurs déclarations publiques”.

La question de la langue russe reste donc avant tout un enjeu politique en Ukraine. “Elle reste un symbole politique de l’oppression russe en Ukraine durant des décennies : le gouvernement estime donc qu’il faut l’écarter légalement pour mettre en avant l’ukrainien“, indique Carole Grimaud-Potter.

Un avis partagé par une majorité d’Ukrainiens, comme le révèle un sondage de l’Institut International de Sociologie de Kiev réalisé en janvier 2021 : 61,7% des Ukrainiens soutiennent une disposition de la loi de 2019 qui prévoit que les conversations entre un employé d’une entreprise et un client peuvent se faire dans une langue autre que l’ukrainien si telle est la préférence des deux parties.

Même si “les partis pro-russes, marginalisés depuis 2014 avaient contesté cette loi, avance Dominique Arel, il faut comprendre que la population russophone n’est d’ailleurs pas hostile à l’enseignement de l’ukrainien”.

Le chercheur de l’université d’Ottawa préconise d’ailleurs de ne pas confondre comportement et identité : “Depuis 2014, de plus en plus de gens qui s’identifiaient comme russe s’identifient maintenant comme ukrainien et, présumément, de plus en plus de gens ayant le russe comme langue maternelle sont passés à l’ukrainien comme langue maternelle“. Ainsi, tandis que 92% des Ukrainiens (dont une grande proportion de russophones) déclaraient en mai 2022 avoir une opinion “défavorable” à l’égard de la Russie (contre 10% en 2013), “cela ne veut pas dire qu’ils vont cesser de parler russe” ajoute-t-il.

Si vous dites un seul mot en ukrainien et quelqu’un vous entend et le leur rapporte, ils viennent chez vous et vous enlèvent.

En résumé, le russe n’est absolument pas interdit en Ukraine, comme le déclare le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Sa pratique, largement majoritaire dans l’Est et le Sud du pays, s’inscrit dans un contexte politique et diplomatique hérité de décennies d’oppression russe, toujours en cours aujourd’hui. Car la stratégie de “russification” des territoires occupés est plus que jamais à l’œuvre comme le racontait il y a quelques semaines un habitant de Novotroïtske, dans la région de Kherson, à propos des soldats russes qui l’ont forcé à fuir : “Si vous dites un seul mot en ukrainien et quelqu’un vous entend et le leur rapporte, ils viennent chez vous et vous enlèvent“.