Des propos d’Ursula von der Leyen sur la production de puces électroniques et une proposition de règlement sur un système européen de portefeuille numérique sont interprétés par des internautes comme une preuve que l’Union européenne veut “contrôler la population”. En réalité, le projet de loi sur les semi-conducteurs vise à augmenter la production européenne de ces composants nécessaires à de nombreux domaines de la vie quotidienne et ne mentionne pas l’implantation de puces aux humains. Par ailleurs, le projet de système d’identification numérique européen ne comporte pour le moment aucune restriction d’accès à certains services en ligne, ni d’imposition de quotas carbone.
“La possession électronique des corps: Ursula #vonderleyen et les bureaucrates de l’#UE se préparent à la mise en place d’une puce électronique pour les citoyens en 2023 et au passage au système chinois de crédit social”, affirme l’auteure de ce tweet, relayé plus de 800 fois depuis fin décembre 2022.
La suite du fil Twitter cite l’eurodéputé roumain Cristian Terhes, qui aurait “révélé” qu‘”au niveau européen, un système similaire au crédit social chinois est actuellement au travail”, des propos relatifs au projet européen d’identification numérique (eID), qu’il compare au système controversé de bons et mauvais points pour la population et les entreprises instauré par la Chine.
Selon les internautes, Cristian Terhes aurait également évoqué le projet de loi européenne sur les puces électroniques (EU Chips Act) et déclaré qu’avec ces deux systèmes combinés, puces pour les citoyens et eID, “le contrôle de la population est assuré”. Le thread relaie ensuite plusieurs liens censés appuyer ces affirmations.
Le même texte a également été relayé sur Telegram, ainsi que sur Facebook en France et en Belgique.
En réalité, ce texte mélange deux projets de l’Union européenne tout à fait différents. L’un est l’EU Chips Act, qui vise à augmenter la production européenne des semi-conducteurs et micropuces utilisés dans de nombreux secteurs, comme l’industrie automobile, la production de téléphones ou d’ordinateurs, etc. Les textes actuels ne mentionnent à aucun moment des puces destinées aux êtres humains.
L’autre projet concerne la création d’une identification électronique européenne, l’eID, visant à permettre aux citoyens européens de centraliser leurs données via un portefeuille numérique (European Wallet) et d’accéder à certains services en ligne dans tous les Etats de l’Union.
Contrairement à ce qu’affirment les publications que nous vérifions, les textes autour de l’eID ne prévoient, à l’heure actuelle, ni restrictions d’accès ni quotas carbone.
Qu’a vraiment dit Cristian Terhes ?
Le député européen roumain Cristian Terhes est membre du groupe de centre-droit Conservateurs et réformistes européens (CRE).
On peut retrouver la première partie des propos qui lui sont attribués par les internautes sur le site de la chaîne roumaine Antena 3, dans un article publié le 21 janvier 2022 et intitulé “le député Cristian Terhes affirme que l’UE prépare un plan de restrictions encore plus terrible que le certificat vert” – le certificat Covid numérique de l’UE.
L’article cite une interview de l’eurodéputé dans une émission de la chaîne appelée Subjectiv, au cours de laquelle Cristian Terhes avait déclaré qu‘”au niveau européen, un système similaire à celui en Chine avec le crédit social est actuellement au travail”.
On y retrouve la première partie de la citation attribuée par les internautes à Cristian Terhes: “Je travaille moi-même sur un tel dossier au Parlement européen en ce qui concerne l’eID (European Identification), où chaque personne dans l’UE aura un numéro d’identification composé de chiffres et de lettres qui restera avec vous jusqu’à la fin de votre vie et avec ce numéro vous pourrez faire certaines choses ou vous ne pourrez pas faire certaines choses. Par exemple, on vous attribuera un taux d’émission de dioxyde de carbone, avec cette eID vous pourrez vous connecter en ligne, aux réseaux sociaux, à votre compte bancaire”.
En revanche, l’article ne cite pas la suite du texte que nous vérifions, qui évoque la politique européenne sur les puces électroniques.
Dans l’extrait vidéo de l’interview accompagnant l’article, Cristian Terhes ne parle pas non plus de la politique européenne sur les puces électroniques. Des recherches de mots-clés en français, anglais et en roumain ne permettent pas non plus de retrouver de tels propos du député européen.
L’Europe veut augmenter la production de puces électroniques pour le secteur industriel et non pour les humains
“Ursula #vonderLeyen et les bureaucrates de l’#UE se préparent à la mise en place d’une puce électronique pour les citoyens en 2023”, affirment les internautes, selon lesquels l’écosystème “européen de puces à la pointe de la technologie” viserait à assurer “le contrôle de la population”.
La théorie d’un prétendu projet secret des élites pour “pucer” et contrôler la population revient régulièrement dans les sphères complotistes et a été vérifiée par l’AFP ici et ici.
Sur son site, la Commission européenne explique que les puces, “également connues sous le nom de semi-conducteurs — sont la pierre angulaire de tous les produits électroniques. Ils jouent un rôle central dans nos économies modernes et dans notre vie quotidienne.”
Or, “la récente pénurie mondiale de puces a perturbé les chaînes d’approvisionnement, causé des pénuries de produits allant des voitures aux dispositifs médicaux, et dans certains cas même forcé les usines à fermer”, poursuit la Commission.
Le texte que nous vérifions s’appuie sur deux discours distincts d’Ursula von der Leyen. L’expression “écosystème européen de puces à la pointe de la technologie” est tirée de son discours sur l’Etat de l’Union de 2021, comme le précisent les internautes.
La présidente de la Commission européenne présentait alors le nouveau “European Chips Act”, destiné à “créer conjointement un écosystème européen de pointe pour les puces électroniques, y compris en termes de production. Cela garantira notre sécurité d’approvisionnement et permettra de développer de nouveaux marchés pour les technologies européennes de pointe”, avait déclaré Ursula von der Leyen, qui défendait l’utilité de ces “ces minuscules puces dont dépend le fonctionnement de tant de choses: smartphones, scooters électriques, trains ou même usines intelligentes entières”.
Dans le premier lien partagé dans les publications que nous vérifions, la Commission européenne mentionne d’ailleurs ce discours et rappelle que les semi-conducteurs “sont les éléments constitutifs essentiels des produits numériques que nous utilisons en permanence, qu’il s’agisse de smartphones, d’ordinateurs, d’appareils ménagers, d’équipements médicaux vitaux, de communication, d’énergie, d’automatisation industrielle, etc”. Ni ce lien ni le suivant, qui renvoie vers une page de la Commission dédiée à l’EU Chips Act, ne mentionnent des puces implantées dans les humains.
D’autres propos rapportés dans les publications sont quant à eux tirés d’un discours prononcé plus tard, lors du Forum économique de Davos, le 20 janvier 2022. Au cours d’une adresse spéciale au Forum, Ursula von der Leyen avait déclaré: “Les besoins européens en puces électroniques vont doubler au cours de la prochaine décennie. C’est pourquoi nous devons accroître radicalement le niveau de l’Europe en matière de développement, de production et d’utilisation de cette technologie clé”.
Dans ce discours, disponible dans son entièreté ici, la présidente de la Commission européenne avait longuement évoqué l’importance des micropuces et des semi-conducteurs dans la technologie moderne – et non pour une supposée “possession électronique des corps”: “Aujourd’hui, nous avons des micropuces non seulement dans nos ordinateurs et nos téléphones, mais aussi dans nos voitures, notre chauffage domestique, nos hôpitaux, nos respirateurs. Il n’y a pas de numérisation sans puces”, avait-elle déclaré.
“La plupart de nos approvisionnements proviennent d’une poignée de producteurs hors d’Europe et c’est une dépendance et une incertitude que nous ne pouvons pas nous permettre d’accepter. Par conséquent, d’ici 2030, 20 % de la production de micropuces doit se faire en Europe”, avait ajouté Ursula von der Leyen.
Quelques semaines plus tard, en février 2022, la Commission européenne présentait son plan à 43 milliards d’euros pour la production de semi-conducteurs en Europe, destiné à augmenter sa part dans la production mondiale de ces puces, actuellement inférieure à 10%.
Une pénurie de semi-conducteurs frappe le monde depuis 2020, la chaîne d’approvisionnement étant très vulnérable à des évènements tels que la pandémie de Covid-19, comme l’explique le Parlement européen sur son site.
Le 23 janvier 2023, la commission de l’industrie du Parlement européen a approuvé le paquet de mesures proposées par la Commission, laissant place au début des négociations avec le Conseil, devant mener à l’adoption de ce règlement.
Il ne s’agit donc pas de puces destinées à être implantées dès cette année chez les citoyens européens pour les “contrôler”, mais de précieux composants électroniques utilisés dans de nombreux domaines.
“Il n’y a aucun plan” d’implémenter des puces chez les citoyens, a commenté auprès de l’AFP un porte-parole de la Commission européenne, interrogé le 17 février 2023.
Deux autres liens partagés par les internautes renvoient à deux articles, l’un consacré à l’équivalent américain de du règlement européenne sur les puces, l’autre à l’impact de l’EU Chips Act sur l’innovation en Europe. Ce dernier article mentionne des recherches autour de l’informatique neuromorphique – qui s’inspire du fonctionnement du cerveau – mais il s’agit d’une initiative privée qui ne vise pas à implanter des puces dans le cerveau d’une personne.
Les textes actuels sur l’identité numérique européenne ne prévoient pas d’imposer un quota carbone
Selon Cristian Terhes, le projet de l’Union européenne sur l’identité numérique s’apparente au système de “crédit social chinois”.
Cristian Terhes fait référence au projet d’identité numérique de l’Union européenne (eID), qui porte sur la création d’un portefeuille numérique personnel permettant aux citoyens et résidents de l’UE de réunir leurs données personnelles au même endroit et d’accéder à des services publics et privés en ligne, tels que leur compte en banque, une réservation de vol ou d’hôtel, à partir d’un seul identifiant.
En Belgique, un système similaire existe déjà et permet aux citoyens et résidents d’effectuer de nombreuses démarches administratives en ligne.
Cristian Terhes est rapporteur pour avis de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures dans le cadre de l’eID, c’est-à-dire qu’il a été nommé par cette commission pour élaborer un rapport sur ce projet législatif.
Ce projet de règlement a été proposé par la Commission européenne en juin 2021, et vise à modifier le règlement adopté en 2014 portant sur le cadre européen relatif à une identité numérique.
Le 9 février 2023, les députés de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie du Parlement européen ont donné leur feu vert pour entamer les négociations interinstitutionnelles devant mener, à terme, à une adoption de ce règlement, “probablement à la fin de l’année”, selon une source européenne, interrogée par l’AFP le 3 février 2023.
Une fois adopté, ce règlement – contrairement à une directive – sera obligatoire pour les Etats membres de l’Union européenne.
Cependant, précise le Parlement, “l’utilisation du portefeuille européen sera volontaire” et les députés veulent “interdire tout traitement différencié des citoyens qui choisissent de ne pas l’adopter”.
Les textes relatifs à l’eID sont librement accessibles en ligne. Au 17 février 2023, aucun ne mentionnait la mise en place d’un quota d’émissions carbone ou le projet de restreindre l’accès à certains services, comme les réseaux sociaux ou les comptes bancaires, aux citoyens.
Il ne s’agit donc pas à ce stade d’un système comparable au “crédit social chinois”, une expression qui fait référence à une initiative du gouvernement chinois, qui expérimente depuis plusieurs années, au niveau local, un système de “bons et mauvais points” pour les citoyens et les entreprises.
“Il n’y a aucun projet européen” destiné à empêcher des citoyens d’accéder à certains services en ligne, à indiqué à l’AFP un porte-parole de la Commission européenne, interrogé le 17 février 2023.
“Les citoyens recevront un portefeuille numérique personnel sur leur téléphone portable pour identifier et partager des données et des documents numériques, comme un permis de conduire numérique. Les nouveaux portefeuilles d’identité numérique européens permettront à tous les Européens d’accéder à des services en ligne sans devoir utiliser des méthodes d’identification privées ou partager inutilement des données personnelles. Grâce à cette solution, ils auront le contrôle total des données qu’ils partagent”, a ajouté Johannes Bahrke.
Par ailleurs, “il n’est pas question dans les textes de l’eID de quotas de carbone à attribuer aux citoyens”, a ajouté le porte-parole de la Commission européenne.
En théorie, un tel portefeuille d’identité numérique pourrait être utilisé par certains États pour ficher les citoyens ou les empêcher d’accéder à certains services, explique Claire Levallois-Barth, coordinatrice de la Chaire valeurs et politiques des informations personnelles de l’Institut Mines-Télécom à Paris: “Théoriquement et techniquement, il serait possible de détourner cet outil pour imposer des quotas carbone ou remonter jusqu’à quelqu’un”, a-t-elle dit à l’AFP le 14 février 2023. Mais cela “n’est pas prévu dans les textes actuels” et serait “contraire au RGPD – le règlement général sur la protection des données – et à la charte européenne des droits fondamentaux”, a-t-elle insisté.
Par ailleurs, cet outil ne sera pas fourni par l’Union européenne mais par les Etats membres, a précisé Claire Levallois-Barth. “L’Union européenne n’est pas compétente sur l’identité. Chaque Etat membre est responsable de fournir un portefeuille ou d’autoriser une entreprise à le fournir” – comme Itsme en Belgique, une entreprise privée.
“On a besoin d’un identifiant au niveau européen”, a quant à lui estimé Etienne Wéry, avocat en droit des technologies, expliquant que ce système permettrait de faciliter les démarches dans le cas, par exemple, d’une hospitalisation dans un autre pays membre de l’Union.
“Dans beaucoup d’Etats, on a des systèmes avec des identifiants nationaux, pour accéder à sa sécurité sociale par exemple”, a-t-il expliqué à l’AFP le 13 février 2023. “Mais c’est un outil très puissant, qui permet de recouper les informations d’une personne très facilement. Pour cette raison-là, dans la plupart des Etats européens, l’identifiant national ne peut pas être utilisé par les entreprises mais seulement par les pouvoirs publics, avec des limites”.
Si “en théorie”, la mise en place de quotas de CO2 par le biais de cette technologie est possible, “je ne suis pas informé d’une volonté politique européenne” sur ce point, a-t-il ajouté.
Comme d’autres personnalités telles que Bill Gates ou Klaus Schwab, Ursula von der Leyen est au coeur de nombreuses fausses informations, dont certaines ont été vérifiées par l’AFP ici, ici ou encore ici.