Depuis le 8 janvier 2024, des agriculteurs et agricultrices de toute l’Allemagne sont descendus dans les rues pour protester contre la politique agricole du gouvernement fédéral allemand. Dans ce contexte, des internautes ont assuré, relayant une intervention d’un général allemand, que l’armée allemande, la Bundeswehr, avait annoncé sa mobilisation pour réprimer ces manifestations. C’est trompeur : la vidéo a été sortie de son contexte. Elle avait été diffusée en 2021, et le militaire s’exprimait au sujet d’un exercice antiterroriste spécifique. En outre, une intervention de la Bundeswehr sur le territoire national n’est possible que sous certaines conditions strictes définies par la loi allemande.
“Le Gouvernement fédéral est paniqué à un degré extrême. ‘En cas d’alarme, toutes les forces de la Bundeswehr disponibles sont immédiatement disponibles pour soutenir les forces de police… Les agriculteurs, transitaires et artisans allemands manifestent et tous les convois convergent en ce moment vers BERLIN. La situation est très tendue'”, prétend une publication sur X partagée le 7 janvier 2024, relayant une vidéo dans laquelle s’exprime en allemand un homme vêtu d’un uniforme militaire.
D’autres publications totalisant plusieurs centaines de partages sur le réseau social ainsi que plusieurs pages de blogs diffusent la même vidéo avec des affirmations semblables sur l’implication de l’armée “pour soutenir les forces de police” dans le cadre des manifestations d’agriculteurs en Allemagne.
La même vidéo avec des commentaires similaires en allemand a été largement partagée sur Facebook, Telegram, TikTok et X.
Elles sont diffusées alors que les agriculteurs allemands ont appelé à des manifestations dans tout le pays à partir du 8 janvier, pour protester contre des décisions du gouvernement fédéral visant à réduire les subventions sur le gazole et les véhicules utilisés par les agriculteurs, comme rapporté le 8 janvier dans cette dépêche de l’AFP (archivée ici).
Depuis cette date, des milliers de personnes ont ainsi manifesté dans le pays, en perturbant le trafic, bloquant certaines bretelles d’autoroute d’accès à certaines grandes villes avec des tracteurs.
Mais la vidéo de l’intervention du militaire allemand n’a toutefois rien à voir avec les manifestations actuelles des agriculteurs.
Une intervention datant d’exercice anti-terroriste de 2021
Grâce à une recherche d’image inversée (dont le principe est détaillé ici), nous avons retrouvé une vidéo plus longue (archivée ici) dont est extraite la séquence diffusée sur les réseaux sociaux, publiée sur YouTube en 2021 sur un compte appelé “Kameramann Bayern” (lien archivé ici), dont la description indique qu’il est alimenté par un “cameraman et journaliste vidéo“.
Sa légende indique qu’elle montre le général Carsten Breuer, qui est devenu depuis le plus haut gradé (l’équivalent du chef d’état major des armées en France) de la Bundeswehr en mars 2023 (lien archivé ici), s’exprimer lors d’un exercice antiterroriste commun entre la police et dela Bundeswehr, à la caserne d’Oberfranken à Hof, en Bavière, le 6 octobre 2021.
Au début de la vidéo plus longue, on peut apercevoir sur le pupitre du militaire l’inscription “GEOTEX2021 Oberfranken“, qui correspond à l’abréviation de “Gemeinsame Oberfränkische Terrorismusabwehr Exercise 2021” (“Exercice commun de défense contre le terrorisme en Haute-Franconie en 2021” en français, la Haute-Franconie étant l’une des circonscriptions de la Bavière).
Lors de cet exercice, environ 150 membres des forces d’intervention s’étaient entraînés à mettre en place des points de contrôle en cas d’attaque terroriste dans la ville, comme indiqué dans un article (lien archivé ici) publié sur le site du gouvernement de Bavière.
Des médias allemands (lien archivé ici) avaient à l’époque rapporté la tenue de cet exercice.
C’est dans ce cadre spécifique que le militaire a mentionné le possible appui de la Bundeswehr à la police.
Les interventions de la Bundeswehr en Allemagne sont régies par la Loi fondamentale
Les conditions dans lesquelles la Bundeswehr peut intervenir en Allemagne sont restreintes, et fixées par la Loi fondamentale (l’équivalent de la Constitution en Allemagne), dans de but de “tire[r] ainsi les leçons de l’Histoire allemande“, indique la Bundeswehr sur son site (lien archivé ici).
D’abord, la Bundeswehr peut intervenir à l’intérieur du pays pour procurer une “assistance administrative” aux Etats fédérés (les Länder) dans des cas spécifiques.
“Pour aider en cas de catastrophe naturelle ou d’accident particulièrement grave“, un gouvernement fédéré peut faire appel aux forces d’intervention de la Bundeswehr, indique l’article 35 (archivé ici) de la Loi fondamentale.
Concrètement, ce cas spécifique d’intervention “concerne des exemples bien connus de soldats qui empilent des sacs de sable lors d’inondations ou des hélicoptères de l’armée de terre et de l’armée de l’air qui transportent des équipes de secours ou récupèrent des personnes en détresse en cas de catastrophe naturelle“, explique sur son site (lien archivé ici) le Centre fédéral pour l’éducation politique.
Par exemple, lors des crues dévastatrices début janvier, certains Etats fédérés avaient demandé l’intervention de la Bundeswehr pour assister les secours localement dans les zones sinistrées, comme relaté dans cet article (archivé ici) du Monde du 4 janvier.
Et pendant l’été 2021, lors de crues dévastatrices, la Bundeswehr et certains de ses véhicules avait ainsi été déployés afin de réaliser des interventions de secours dans des zones de Rhénanie du nord-Westphalie, en Rhénanie-Palatinat et en Bavière.
Ensuite, la Bundeswehr peut intervenir en Allemagne, conformément à l’article 87a (archivé ici) de la Loi fondamentale, “pour écarter un danger menaçant l’existence ou l’ordre démocratique (…) de l’Etat fédéral ou d’un Etat fédéré” dans le but de protéger des civils ou de “combattre des insurgés organisés et militairement armés“, peut-on lire sur le site de la Bundeswehr.
Cependant, il existe des obstacles importants à une telle opération : une telle intervention n’est légale que “si le Land dans lequel le danger est imminent n’est pas lui-même prêt ou en mesure de combattre le danger et si les forces de police et la police fédérale des frontières ne suffisent pas“.
En outre, le Parlement allemand peut s’opposer ou demander l’interruption de l’intervention.
“Il faut souligner que l’intervention armée à l’intérieur du pays, en dehors de la fonction de base des forces armées, ne doit jamais être qu’un moyen extrême dans un Etat de droit démocratique, car le maintien de la sécurité intérieure est en premier lieu la tâche de la police“, souligne aussi le site de la Bundeswehr.
Pas d’intervention de l’armée au cours des manifestations d’agriculteurs jusqu’ici
Un porte-parole du ministère fédéral de la Défense a confirmé à l’AFP le 11 janvier 2024 que le général Breuer n’avait fait “aucune déclaration en rapport avec les protestations actuelles des agriculteurs“, précisant que “la Bundeswehr n’est pas intervenue en lien avec les protestations actuelles des agriculteurs“.
Nous n’avons par ailleurs par retrouvé de trace de telle intervention rapportée par des médias au 12 janvier 2024.
Les agriculteurs allemands expriment leur colère depuis décembre contre la décision du gouvernement de réduire des subventions au secteur concernant les carburants et les véhicules agricoles, en raison d’un rappel à l’ordre des juges constitutionnels portant sur les strictes règles budgétaires de l’Allemagne.
En Allemagne, première économie d’Europe mais menacée par la récession en raison des difficultés du secteur industriel, plombé par les coûts de l’énergie, les mesures d’économies auxquelles est contraint le gouvernement sont très impopulaires selon les sondages.
Confronté à ces oppositions, le gouvernement, qui réunit les sociaux-démocrates du chancelier Olaf Scholz, les Verts et les libéraux, a adouci la semaine dernière ses projets pour le secteur agricole, annonçant notamment que l’avantage fiscal accordé sur les quantités de gazole consommées serait supprimé progressivement jusqu’en 2026 et non d’un coup.
De plus, l’avantage en matière de taxe sur les véhicules pour la sylviculture et l’agriculture sera maintenu.
En parallèle, les cheminots ont annoncé le 10 janvier lancer une grève de trois jours, qui a depuis paralysé le trafic ferroviaire en Allemagne.
Les conducteurs de trains demandent de relancer des discussions au sujet de leurs salaires et du temps de travail à l’appel du syndicat GDL, après l’échec des négociations avec l’opérateur public Deutsche Bahn (DB), comme détaillé dans cette dépêche de l’AFP du 10 janvier (archivée ici).
L’AFP avait déjà vérifié une autre fausse affirmation concernant l’intervention de la Bundeswehr dans les rues allemandes en septembre 2022. D’autres fausses images ont également déjà été diffusées dans le cadre des protestations actuelles des agriculteurs, et ont fait l’objet de vérifications de l’équipe germanophone de l’AFP, comme ici.