Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, des internautes partagent le prétendu extrait d’un récent manuel d’histoire ukrainien, qui décrirait Hitler comme un “héros” ayant libéré l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Une publication qui fait écho à la rhétorique du Kremlin, qui présente l’Ukraine comme acquise à l’idéologie nazie. Mais cette page ne figure dans aucun des manuels ukrainiens officiels enseignant l’histoire pendant la Seconde Guerre mondiale, comme l’AFP a pu le constater. De plus, en vertu du programme scolaire d’histoire ukrainien comme de la législation nationale condamnant le régime nazi, une telle page présentant Hitler ainsi ne peut pas figurer dans un manuel scolaire officiel, tous niveaux confondus, ont expliqué les différents experts et institutions interrogés par l’AFP.
“Manuel d’histoire [ukrainien] pour les 9-10 ans : […] ‘Dans l’histoire de [l’]Ukraine, Hitler a joué l’un des rôles cruciaux en essayant de libérer nos terres des occupants soviétiques. L’Ukraine occidentale a été libérée par l’armée allemande’“, “Dans les manuels ukrainiens, Hitler est présenté comme un ‘Héros de l’Ukraine'” : début juillet 2024, dans des publications sur X et sur Facebook (1, 2, 3), nombre d’internautes ont partagé une même photo censée montrer un manuel d’histoire ukrainien présentant Hitler et l’Allemagne nazie comme les libérateurs de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale.
Sur cette page imprimée avec un portrait d’Adolf Hitler, on retrouve un texte en ukrainien conforme à la traduction qui en est proposée dans ces publications : “Adolf Hitler (1889-1945) – homme d’État et homme politique allemand. Il fut chancelier du Reich allemand à partir de 1933. Dans l’histoire de l’Ukraine, Hitler a joué l’un des rôles décisifs en tentant de libérer nos terres des envahisseurs soviétiques. L’ouest de l’Ukraine a été libéré par les forces de l’armée allemande (l’oblast de Lviv a été [libéré] en 1941)“.
Cette photo prétendument tirée d’un manuel d’histoire ukrainien circule aussi en anglais et en russe sur X.
Si cet extrait est présenté comme une page de manuel récemment publié – et “financé“, selon une autre publication, par l’Union européenne – pour les élèves ayant entre 9 et 10 ans, on ne trouve cependant sur le visuel aucune mention d’un quelconque titre d’ouvrage, ni de numéro de chapitre ou de page.
On peut observer aussi, en examinant l’image, que si le bas de la page est arrondi (comme celle d’un livre ouvert), la photo et le texte sont en revanch, eux, parfaitement horizontaux. Des incohérences qui pourraient aiguiller vers une manipulation d’image.
Mais il ne peut pas s’agir d’un manuel officiel destiné à des élèves de cet âge, qui se trouvent encore à l’école primaire, puisque le premier cours d’introduction à l’histoire n’est enseigné qu’à partir de l’enseignement secondaire, soit en cinquième année d’études, comme le détaille l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe (OHTE – lien archivé), l’organisme européen chargé de dresser un panorama de l’enseignement de l’histoire en Europe, dans sa fiche consacrée à l’Ukraine (lien archivé).
Un point confirmé à l’AFP le 15 juillet 2024 par l’Institut ukrainien du souvenir national (lien archivé), un organisme gouvernemental en charge de la préservation de la mémoire du pays : “Les élèves ukrainiens ayant entre 9 et 10 ans n’étudient pas l’histoire de l’Ukraine. Les cours d’histoire [généraliste] débutent en cinquième année.”
C’est également ce qu’a indiqué à l’AFP le 18 juillet 2024 Yuliia Topolnytska (lien archivé), experte de l’ONG ukrainienne Smart Education de modernisation de l’enseignement scolaire et professeure associée d’Histoire contemporaine de l’Ukraine à l’université Taras Shevchenko de Kiev.
Comme le détaille la spécialiste, l’histoire spécifique de l’Ukraine n’est enseignée qu’à compter de la septième année d’études, et la partie du programme consacrée à la Seconde Guerre mondiale est étudiée en dixième année (vers l’âge de 15-16 ans) – ainsi qu’on peut le vérifier dans le programme officiel du ministère de l’Education (lien archivé).
L’AFP n’a trouvé aucune trace de la page présentant Adolf Hitler et l’armée allemande comme les libérateurs de l’Ukraine dans les éditions les plus récentes de la quinzaine de manuels d’histoire ukrainiens de dixième année – consultables en ligne (lien archivé), sur le site de ressources pédagogiques de l’Institut de modernisation du contenu de l’éducation (lien archivé).
Cette page ne figure pas non plus dans les dernières éditions de la dizaine de différents manuels d’histoire ukrainiens de cinquième année – également consultables en ligne (lien archivé).
De plus, en vertu du programme scolaire d’histoire ukrainien comme de la législation nationale condamnant le régime nazi, une page présentant Hitler et l’armée allemande comme les libérateurs de l’Ukraine ne peut figurer dans un manuel scolaire officiel, tous niveaux confondus, ont expliqué les différents experts et institutions interrogés par l’AFP.
Aucune glorification d’Hitler et des nazis dans les manuels scolaires officiels
Depuis l’adoption par le Parlement ukrainien, en 2015, d’une loi mémorielle (lien archivé) condamnant les régimes nazi et communiste, leur promotion et l’usage de leurs symboles sont en effet illégaux en Ukraine.
Comme le détaille sur son site l’OHTE, les programmes d’histoire, obligatoires pour tous les établissements d’éducation secondaire publics ou privés, sont approuvés au préalable par le ministère de l’Éducation et l’Institut de modernisation du contenu éducatif.
Ces deux organismes sont “responsables de la publication des manuels d’histoire“, précise encore l’OHTE.
Sur ce point, l’Institut ukrainien du souvenir national a indiqué à l’AFP qu’un manuel non conforme au programme en vigueur – qui présente bien Hitler et l’armée allemande comme des occupants et le régime nazi comme totalitaire – ne peut être approuvé par ces institutions. Il ne peut donc ni être publié ni distribué dans les établissements scolaires.
“Il est […] hautement improbable qu’un manuel non approuvé soit étudié à l’école. Si une page telle que celle partagée [sur les réseaux sociaux] devait exister, elle n’aurait de toute évidence pas été approuvée par [le gouvernement ukrainien]”, a pointé l’OHTE à l’AFP le 16 juillet 2024.
Comme l’a par ailleurs souligné à l’AFP Yuliia Topolnytska, “les programmes scolaires et les manuels officiels sont mis à jour tous les cinq ans“, et “la dernière mise à jour date de 2022“.
Selon le détail du programme d’histoire de dixième année actuellement en vigueur (lien archivé), la partie consacrée à l’Ukraine sous la Seconde Guerre mondiale aborde notamment “l’occupation de l’Ukraine par les troupes allemandes“, les “camps de concentration” ou encore la “résistance aux envahisseurs nazis“.
Les nazis et les soviétiques, tous deux présentés comme des occupants
Concernant les manuels de cinquième année, ainsi que l’a détaillé l’OHTE à l’AFP, la Seconde Guerre mondiale n’y est “qu’esquissée“, en abordant essentiellement quelques grandes dates, telles que le début de la guerre en 1939 et l’arrivée de l’Armée rouge en Ukraine, l’agression de l’Ukraine par l’Allemagne en 1941, la résistance ukrainienne – des soviétiques contre les nazis et des nationalistes contre les nazis et les soviétiques – entre 1941-1945 et enfin la libération du pays entre 1944 et 1945.
“On ne trouve pas la moindre glorification ou même normalisation d’Hitler et de sa politique, ni la moindre appréciation positive de son rôle pour l’Ukraine [dans ces manuels]”, pointe l’OHTE, en précisant qu’Hitler et les nazis sont présentés de “manière négative” dans tous les manuels de cinquième année consultés.
Dans les extraits ci-dessous, isolés par l’AFP et tirés des quelques pages sur la Seconde Guerre mondiale d’un manuel d’histoire de cinquième année (lien archivé), les soviétiques et les nazis sont tous les deux présentés comme des occupants.
Outre une évocation de la Shoah et une dénonciation du régime nazi, le texte indique que le mouvement de libération ukrainien avait pour objectif de “libérer l’Ukraine des occupants allemands et bolcheviques” afin de créer un Etat ukrainien indépendant.
Cette présentation résume ainsi succinctement cette période complexe de l’histoire de l’Ukraine, comme l’a expliqué à l’AFP le 16 juillet 2024 Bertrand de Franqueville, doctorant à la chaire des études ukrainiennes de l’université d’Ottawa (Canada) (lien archivé) : “Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine est un territoire qui a été doublement occupé, par les nazis et par les soviétiques. […] Il y a un travail de mémoire sur la mise en avant de ces deux horreurs, que ce soit le côté soviétique ou le côté nazi.”
Une prétendue page qui ne ressemble pas aux manuels officiels
Une recherche inversée d’image sur la prétendue photo de manuel d’histoire permet d’en retrouver une occurrence sur le premier titre généraliste de Russie (lien archivé), l’hebdomadaire russe Argoumenty i Fakty (AIF ; “Les arguments et les faits”).
Dans un article publié le 2 juillet 2024 sous le titre “Qui a occupé ? Un manuel scolaire ukrainien désigne Hitler comme le libérateur de Lviv“, AIF y montre aussi une seconde prétendue page de manuel, dans laquelle l’armée allemande serait aussi présentée comme la libératrice de la ville de Lviv en 1941 – jusqu’alors sous occupation soviétique.
Bertrand de Franqueville rappelle le contexte particulier de cette période : “L’Ukraine sortait de l’Holodomor, la famine organisée par le régime soviétique, qui a fait des millions de morts, puis […] de la terreur de l’occupation soviétique. Et donc, à ce moment-là, l’oppresseur connu sur le territoire [ukrainien], c’était les soviétiques. […] Donc beaucoup d’Ukrainiens ont pu percevoir l’Allemagne nazie comme une armée de libération, dans la mesure où la seule expérience qu’ils connaissaient, c’était vraiment un système totalitaire soviétique.”
“Il s’est avéré que ce calcul était mauvais parce qu’on a vite remarqué que l’Allemagne nazie était une armée horrible, qui a réalisé d’importants pogroms, notamment à Lviv, mais aussi à Kiev, avec le massacre de Babi Yar, qui a été appelé ‘la Shoah par balles’. […] Il y a eu des pogroms et il y a eu de la collaboration intensive en Ukraine, ce n’est pas un fait qui est nié ou niable. C’est un phénomène observé dans l’ensemble de l’Europe“, poursuit l’expert, en soulignant que le devoir de mémoire ukrainien actuel met aussi en avant cette participation à la collaboration.
On ne trouve aucune référence, dans l’article d’AIF, à un ouvrage précis d’histoire, les deux “extraits” partagés dans l’article comportant seulement la mention “réseaux sociaux” en guise de source.
Le manuel y est par ailleurs présenté comme une réédition d’un manuel de “lycée“, alors qu’il est présenté comme un ouvrage pour les 9-10 ans en français, et comme une ressource de “collège” dans une publication Facebook en italien.
D’autres éléments de cette page interpellent, tels que sa mise en page monochrome très datée et dépouillée, qui ne ressemble en rien à celle des différents manuels approuvés par l’Education nationale ukrainienne.
De plus, comme l’a relevé le média estonien Delfi25 dans un article de fact-checking (lien archivé) consacré à ce prétendu extrait de manuel, l’expression “Chancelier du Reich” utilisée pour évoquer Adolf Hitler dans ce texte (“рейхсканцлер”) est orthographiée différemment de l’expression courante en ukrainien (“райхсканцлер”).
Dans un message publié sur Telegram le 3 juillet 2024 (lien archivé), le Centre pour les communications stratégiques et la sécurité de l’information de l’Ukraine (Spravdi), avait démenti l’authenticité de ces deux pages de manuel, affirmant que leur contenu ne “correspond pas au programme d’histoire de l’Ukraine” et dénonçant un probable “faux [document] amateur” pro-russe.
Une rhétorique répétée par le Kremlin
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, le gouvernement ukrainien a en revanche entamé un travail de modification des programmes scolaires pour lutter contre la propagande russe, en incluant notamment dans les manuels les mots “poutinisme”, “invasion à grande échelle” ou “empire soviétique”, comme le relate un reportage du Monde de mars 2023 (lien archivé).
En Russie, un nouveau manuel d’histoire reprend quant à lui la narration du Kremlin sur l'”opération militaire spéciale” menée en Ukraine, relatait aussi le Monde en septembre 2023 (lien archivé).
Pour Bertrand de Franqueville, les publications virales telles que celles sur Adolf Hitler présentant l’Ukraine comme un pays acquis à l’idéologie nazie n’ont rien d’étonnant : “Ces ressorts ne datent pas d’aujourd’hui et visent à discréditer la moindre velléité d’indépendance nationale ukrainienne. […] Il n’y a rien d’étonnant à voir remobilisé tout ce qui est lié aux nazis ou la moindre fausse information pouvant associer l’Ukraine au nazisme, parce que c’est l’un des éléments principaux de la propagande russe.”
Ces assertions font écho à la rhétorique du Kremlin, répétée depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Dès le 24 février 2022, jour de l’invasion du pays par la Russie, Vladimir Poutine présentait ainsi cette “opération militaire” comme une lutte pour “la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine“.
Un argumentaire réfuté par plusieurs spécialistes interrogés en mars 2022 par l’AFP, ces derniers estimant que si des mouvements ultra nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l’armée, ils restent “minoritaires” et marginalisés au niveau politique.
Depuis le début du conflit, l’AFP a vérifié plusieurs assertions trompeuses autour de l’Ukraine et du nazisme, d’une prétendue arrestation de supporters ukrainiens pro-nazis pendant la Coupe du monde 2022 au Qatar à un parallèle historique trompeur entre Hitler et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, sur la foi d’une fausse archive du magazine Vogue.