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Non, cette vidéo ne montre pas un responsable ukrainien confirmant l’implication de l’Ukraine dans l’attentat contre une salle de concert

Non, cette vidéo ne montre pas un responsable ukrainien confirmant l'implication de l'Ukraine dans l'attentat contre une salle de concert - Featured image

Author(s): Claire-Line NASS / AFP France

Un attentat contre une salle de concert en banlieue de Moscou a fait au moins 139 morts vendredi 22 mars 2024. Il a été revendiqué par l’Etat islamique, mais les autorités russes, tout en parlant d’actes commis par des “islamistes radicaux“, ont néanmoins évoqué une possible responsabilité de l’Ukraine. Dans ce contexte, une vidéo dans laquelle le secrétaire général du Conseil de sécurité et de défense ukrainien, Oleksiï Danilov, affirmerait que l’Ukraine est responsable de l’attentat, tout en ironisant sur les victimes, a été largement partagée. Mais il s’agit d’un montage mélangeant deux vidéos antérieures à l’attentat et un audio généré par intelligence artificielle.

Le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, Alexeï Danilov, a confirmé l’implication de l’Ukraine dans l’attaque terroriste de Crocus : ‘Est-ce que c’est amusant à Moscou aujourd’hui ? Je pense que c’est très amusant. J’aimerais croire que nous organiserons de tels divertissements pour eux plus souvent’“, assure la légende d’une vidéo partagée plusieurs centaines de fois sur X depuis le 22 mars.

La même vidéo a été relayée avec des légendes semblables dans d’autres publications sur X (ici, ici, ), sur Telegram (ici, ici, ici, ), sur Facebook et sur le site “pravda-fr“, qui appartient à un réseau structuré et coordonné” de 193 sites diffusant de la propagande russe en Europe et aux Etats-Unis, selon Viginum, l’organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères (lien archivé ici).

Capture d’écran du site “pravda-fr”, prise le 26 mars 2024

Les mêmes allégations ont aussi circulé en d’autres langues dont l’espagnol, l’allemand, le polonais et l’anglais.

Elles ont aussi été diffusées en russe, notamment par des médias dès le 22 mars, notamment par la chaîne privée NTV, comme le relève le média russophone Meduza, basé en Lettonie, dans un article (archivé ici) vérifiant l’authenticité de cette vidéo publié le 23 mars.

Mais ces légendes sont trompeuses : la vidéo est composée de deux séquences sans lien entre elles diffusées par des médias différents en amont de l’attaque du 22 mars, et les propos prêtés au responsable ukrainien ont été manipulés.

Le 22 mars, un attentat dans une salle de concert, le Crocus City Hall, de la banlieue de Moscou a fait au moins 139 morts. Il a été revendiqué par l’organisation jihadiste Etat islamique. Les autorités russes n’avaient dans un premier temps pas réagi à cette revendication, évoquant une “piste ukrainienne“, qui a aussitôt été démentie par Kiev.

Lundi 25 mars, Vladimir Poutine a reconnu pour la première fois que l’attentat avait été commis par des “islamistes radicaux“, tout en continuant à sous-entendre un lien avec l’Ukraine.

Ces publications qui visent à blâmer l’Ukraine s’inscrivent précisément dans la rhétorique pro-Kremlin, qui tente aussi de saper le soutien occidental à l’Ukraine en présentant cette dernière comme “responsable” de la guerre, plus de deux ans après le début de l’invasion militaire russe de l’Ukraine.

Un montage de vidéos antérieures

En effectuant une recherche d’image inversée à partir de Google Lens en se focalisant sur la partie de la vidéo dans laquelle apparait Oleksiï Danilov, on peut aujourd’hui trouver des articles de vérification en plusieurs langues, dont l’espagnol Maldita (archivé ici) ou encore l’italien Corriere del Ticino (archivé ici), qui indiquent clairement que la vidéo a été manipulée et est un composite d’autres interventions sans rapport.

Ces derniers soulignent que l’image d’Oleksiï Danilov correspond en réalité à une interview publiée le 19 mars sur la chaîne YouTube du média ukrainien Ukrainska Pravda (archivée ici), soit trois jours avant l’attaque du Crocus City Hall.

En visionnant la vidéo, on constate que le secrétaire général du Conseil de sécurité et de défense ukrainien apparaît en dans la même position, avec les mêmes vêtements et devant le même fond que dans la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux après l’attentat du 22 mars.

Mais si les mouvements du haut du corps sont bien les mêmes, les paroles prononcées sont différentes : il était en réalité interrogé sur un potentiel envoi de troupes françaises en Ukraine après les propos d’Emmanuel Macron, qui avait indiqué début mars ne pas l’exclure.

Les personnes à gauche, qui semblent mener l’interview, n’apparaissent par ailleurs pas dans cette vidéo. A la place, apparaît un présentateur du média Ukrainska Pravda.

Comparaison de l’interview authentique (à gauche) sur Ukrainska Pravda et de la vidéo manipulée (à droite), captures d’écran prises le 26/03/2024

Quant aux personnes figurant à gauche des vidéos trompeuses, il s’agit de présentateurs d’un autre média ukrainien, My Ukraina. On peut les retrouver dans une vidéo (archivée ici) sans rapport avec l’intervention d’Oleksiï Danilov, publiée le 16 mars sur la chaîne YouTube de My Ukraina.

A partir de 44 secondes, on peut en effet observer une configuration semblable à celle de l’image partagée sur les réseaux sociaux, avec les présentateurs sur la gauche, sauf qu’Oleksiï Danilov n’est pas la personne interrogée.

Il s’agit d’un autre responsable ukrainien : Kyrylo Boudanov, le chef du renseignement militaire ukrainien, et la discussion n’avait aucun rapport avec l’attaque meurtrière du 22 mars – qui n’avait pas encore eu lieu.

Comparaison de l’interview authentique (à gauche) sur My Ukraina et de la vidéo manipulée (à droite), captures d’écran prises le 26/03/2024

Des propos générés par IA

Les propos prétendus d’Oleksiï Danilov dans cette vidéo vont par ailleurs à l’encontre des prises de parole officielles de Kiev, qui avait très vite après l’annonce de l’attentat démenti toute implication ukrainienne.

Ces incohérences accréditent l’idée que cette vidéo soit en réalité un deepfake, c’est-à-dire un contenu audiovisuel truqué grâce à des technologies utilisant l’intelligence artificielle (IA), qui peut par exemple permettre de faire faire ou faire dire à des personnes des choses qu’elles n’ont pas dites ou faites.

L’AFP a analysé le fichier à l’aide du logiciel ElevenLabs Speech classifier, qui a estimé la probabilité que la voix de l’enregistrement ait été générée par IA à 98%.

Le logiciel indique aussi qu’il est “très probable” que l’audio ait été généré directement par cette même plateforme ElevenLabs, qui permet de cloner des voix, en se fondant sur des extraits sonores réels.

Capture d’écran du logiciel elevenlabs.io, prise le 25/03/2024

L’AFP avait par exemple réalisé à titre d’exemple dans cet autre article de vérification, une voix clonée d’Emmanuel Macron à partir de discours de ce dernier trouvés en ligne puis téléchargés dans le logiciel.

En quelques secondes, il est facile de créer un enregistrement avec une voix semblable à celle d’une personnalité.

Cette technologie s’appelle le ‘voice cloning'”, avait expliqué Manel Terraza, fondateur de Loccus.ai, un outil d’identification de voix générées par intelligence artificielle, auprès de l’AFP fin décembre.

Pour reproduire une voix, il suffit de “se procurer un extrait audio de la personne et de le télécharger sur un logiciel. On rédige ensuite le texte souhaité, que le système va lire avec une intonation se rapprochant le plus possible de la voix de la personne. Et voupouvez écrire dans différentes langues“, développait-il.

L’AFP a aussi soumis l’enregistrement à l’analyse du détecteur de Loccus.ai, qui a également indiqué que cet enregistrement était “très probablement” généré par intelligence artificielle.

Un spécialiste des contenus générés par IA avait aussi estimé (lien archivé ici) auprès de l’équipe de vérification de la BBC que l’audio avait été généré par intelligence artificielle le 23 mars.

L’attaque du 22 mars

Le 22 mars au soir, vers 20H15 à Moscou (17H15 GMT), plusieurs individus armés ont mené un assaut sur le Crocus City Hall, une salle de concert située à Krasnogorsk, à la sortie nord-ouest de la capitale russe (lien archivé ici).

Les auteurs auraient utilisé des “armes automatiques” et incendié le bâtiment à l’aide d’un “liquide inflammable“, a déclaré le Comité d’enquête le 23 mars. Les services de secours, cités par l’agence Interfax, ont indiqué que les assaillants avaient “ouvert le feu sur les agents de sécurité à l’entrée de la salle de concert“, avant de “commencer à tirer sur le public“.

Selon le bilan officiel communiqué le soir du 25 mars, cette attaque a fait au moins 139 morts et 182 blessés.

Photo de fleurs commémorant les victimes de l’attaque du Crocus City Hall, à Krasnogorsk, près de Moscou, le 25 mars 2024 – Olga MALTSEVA / AFP

Quelques heures après l’assaut, le groupe Etat islamique (EI), que la Russie combat en Syrie et qui est actif dans le Caucase russe, a revendiqué l’attentat. Les autorités russes ont affirmé que les 4 tueurs présumés tentaient de rejoindre le territoire ukrainien (lien archivé ici).

Ils se dirigeaient vers l’Ukraine où, selon des données préliminaires (des enquêteurs), une ‘fenêtre‘ avait été préparée pour qu’ils franchissent la frontière“, avait accusé lors d’une allocation télévisée le président Vladimir Poutine le 23 mars, avant d’assurer que “ceux qui sont derrière ces terroristes seront punis” et qu’ils “n’auront pas un destin enviable“.

Cette version des faits avait déjà été présentée un plus tôt par les services de sécurité russes (FSB), qui avaient également affirmé dans la matinée que les suspects avaient des “contacts” en Ukraine et comptaient s’y rendre, sans preuve de ces liens supposés. Ils avaient seulement indiqué avoir arrêté les quatre assaillants présumés dans la région de Briansk, frontalière de la Biélorussie et de l’Ukraine, alors qu’ils tentaient de s’enfuir à bord d’une voiture.

Une pluie d’accusations rejetées en bloc par l’Ukraine, qui a fustigé des propos “absurdes“. “L’Ukraine n’a pas le moindre lien avec l’incident“, avait martelé le conseiller de la présidence ukrainienne, Mykhailo Podoliak, le 23 mars. Dans la foulée de l’attaque, il avait déjà assuré que son pays n’avait “absolument rien à voir” avec cet “acte terroriste“.

Le 25 mars au soir, Vladimir Poutine a reconnu pour la première fois que l’attentat avait été commis par des “islamistes radicaux“, tout en continuant à sous-entendre un lien avec l’Ukraine.

Le 26 mars, le patron du FSB a à nouveau accusé l’Ukraine, cette fois associée à l’Occident, d’avoir facilité l’attentat. “Nous pensons que l’action a été préparée à la fois par des islamistes radicaux eux-mêmes et, bien entendu, facilitée par les services secrets occidentaux et que les services secrets ukrainiens eux-mêmes sont directement impliqués“, a déclaré Alexandre Bortnikov, cité par l’agence de presse russe Ria Novosti.

L’attentat est survenu quelques jours à peine après la réélection de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie, sans opposition pour six ans, alors qu’il avait promis la sécurité à ses concitoyens en pleine recrudescence des attaques en provenance d’Ukraine sur le sol russe.

Cette attaque contre la salle de concert Crocus City Hall est aussi la plus meurtrière en Russie depuis une vingtaine d’années, ainsi que la plus sanglante à avoir été revendiquée par l’EI en Europe.

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Ce fact-check a été également publié par https://factuel.afp.com/doc.afp.com.34M98Q8.