Des publications très relayées sur Facebook depuis début octobre prétendent que “la Charte des Nations Unies autorise une opération spéciale en Ukraine”. A en croire ce texte -qui reprend la terminologie du Kremlin pour désigner l’invasion russe- les articles 106 et 107 de ce document de 1945 autoriseraient la Russie, “en tant que successeur légal du vainqueur de la Seconde Guerre mondiale,” à prendre des mesures militaires contre différents pays, dont l’Ukraine, en cas de “tentatives de renaissance du nazisme”. Mais, comme l’expliquent six spécialistes de l’ONU ou des relations internationales interrogés par l’AFP, cette interprétation est erronée et ce, pour plusieurs raisons. Notamment parce que les articles en question étaient des “dispositions transitoires de sécurité” prises dans le contexte de la fin de la deuxième guerre mondiale et qui ne peuvent être invoquées pour le conflit actuel. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a en outre dénoncé à plusieurs reprises l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme étant contraire à cette Charte.
Près de huit mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, le Kremlin aurait apporté la preuve de la conformité de son “opération militaire spéciale” aux textes fondamentaux régissant les relations internationales, à en croire une affirmation relayée plus d’un millier de fois sur Facebook (1, 2, 3) depuis le 8 octobre 2022.
“Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a été surpris d’apprendre par [Vladimir] Poutine qu’un article de la Charte des Nations Unies autorise une OPÉRATION SPECIALE RUSSE EN UKRAINE“, soutient ce texte, avant de citer deux articles de ce document signé à l’été 1945, quelques mois avant la fin officielle de la Seconde Guerre mondiale, qui établit les principes et le fonctionnement de la future Organisation des Nations Unies (ONU).
Selon ces publications, “les articles 106 et 107 de la Charte des Nations unies” disposent que “la Russie, en tant que successeur légal du vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, a le droit de prendre toutes les mesures, y compris militaires, contre l’Allemagne, la Hongrie, l’Autriche, la Roumanie, la Bulgarie, la Finlande, la Croatie, la Slovénie, la République tchèque, la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie et l’Ukraine pour des tentatives de renaissance du nazisme“.
Des prérogatives dont disposerait également “l’ONU” face à ces mêmes pays et qui font écho au discours du Kremlin, selon lequel l’intervention militaire de la Russie vise à “la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine“. Un argumentaire réfuté par plusieurs spécialistes interrogés en mars 2022 par l’AFP, ces derniers estimant que si des mouvements ultra nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l’armée, ils restent “minoritaires” et marginalisés au niveau politique.
Le texte viral relayé sur Facebook circulait dès le 29 septembre sur le réseau social russe VKontakte. Ces deux passages de la Charte des Nations Unies avaient également été mentionnés sur les médias russes Ria Fan et Tsargrav TV le 6 octobre, qui citaient comme source de cette affirmation une tribune politique sur les articles 106 et 107 publiée la veille par “l’écrivain jordanien Mohamed Salama“ sur Rai Al-Youm, un site “qui se veut nationaliste arabe, antisaoudien et antisioniste“, selon Courrier international.
Mais, comme l’expliquent six spécialistes de l’ONU ou des relations internationales interrogés par l’AFP, cette interprétation des articles 106 et 107 de la Charte des Nations Unies est sans fondement, notamment parce que ces deux énoncés faisaient partie de “dispositions transitoires de sécurité” prises en 1945, qui n’ont jamais été appliquées en pratique, et ne peuvent être invoquées à l’égard du conflit actuel.
En outre, dès le premier jour de l’invasion russe en Ukraine, Antonio Guterres l’avait dénoncée comme “une erreur, contre la Charte“ des Nations Unies, estimant que cette opération militaire était “inadmissible” mais “pas irréversible“, et appelant Vladimir Poutine à y mettre fin en faisant revenir ses troupes en Russie.
Une Charte visant à créer une organisation internationale “pour mettre fin à la guerre et préserver la paix”
Si la Charte des Nations Unies, consultable dans son intégralité sur le site de l’ONU, a été signée par une cinquantaine d’Etats membres le 26 juin 1945 à San Francisco (Californie), sa ratification – et donc la création de l’Organisation des Nations Unies – n’a eu lieu que quelques mois plus tard, le 24 octobre 1945.
Dans ce contexte, ce document établi après la capitulation allemande de mai 1945 mais avant celle du Japon, en septembre, et visant, selon l’ONU, à “créer une organisation internationale pour mettre fin à la guerre et préserver la paix” comporte, au chapitre 17, deux “dispositions transitoires de sécurité“, les fameux articles 106 et 107.
L’article 106 dispose qu’en “attendant l’entrée en vigueur des accords spéciaux mentionnés à l’Article 43“, par lequel les membres des Nations Unies s’engagent à mettre à disposition de son Conseil de sécurité, en vertu de ces “accords spéciaux“, des “forces armées” jugées nécessaires “au maintien de la paix et de la sécurité internationales“, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’URSS, la Chine et la France s’engagent, après concertation commune, à entreprendre “au nom des Nations Unies, toute action qui pourrait être nécessaire pour maintenir la paix et la sécurité internationales.”
L’article 107, lui, indique qu'”aucune disposition de la présente Charte n’affecte ou n’interdit, vis-à-vis d’un État qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, a été l’ennemi de l’un quelconque des signataires de la présente Charte, une action entreprise ou autorisée, comme suite de cette guerre, par les gouvernements qui ont la responsabilité de cette action.”
Ces articles encadrent “une situation qui n’existe plus”
Comme l’explique à l’AFP Guillaume Devin, professeur de science politique à Sciences Po Paris et membre du Groupement de recherche sur l’action multilatérale (GRAM), dans ces deux articles, “l’action envisagée se situe ‘comme suite de cette guerre’, ce qui rappelle le contexte particulier devant présider à l’interprétation de ces textes.”
“Il faut donc avoir l’esprit particulièrement tordu pour estimer que l’agression russe de 2022 se situe dans le prolongement de la Seconde Guerre mondiale“, souligne le spécialiste, en déplorant une “interprétation totalement fantaisiste“.
Mathias Forteau, professeur de droit public à l’université Paris Nanterre, membre du CEDIN (Centre de droit international de Nanterre) et élu à la Commission du droit international de l’ONU pour la période 2023-2027, confirme que “cette interprétation des articles 106 et 107 de la Charte est un non-sens“.
“Aucun juriste un tant soit peu honnête et sérieux ne soutiendrait une telle interprétation, à commencer par le fait que l’article 107 vise les actions menées ‘comme suite de cette guerre’ en faisant référence à la Seconde Guerre mondiale“, explique-t-il, alors “que la guerre actuelle n’a évidemment aucune relation avec elle“.
“Ces articles parlent d’un accord entre grandes puissances qui n’existe pas dans le cas présent” de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, détaille également auprès de l’AFP Alexandra Novosseloff, chercheuse associée en science politique au Centre Thucydide de l’Université Paris-Panthéon-Assas et spécialiste du Conseil de sécurité des Nations Unies.
“Ces articles concernent une situation qui n’existe plus : celui du temps entre l’entrée en vigueur de la Charte (à la ratification des Etats) et la mise en place de dispositions permettant de mettre en commun des forces (l’article 43)“, poursuit la spécialiste.
Tout en reconnaissant “une faiblesse” car “les accords prévus dans cet article n’ont jamais pu être signés“, elle souligne qu”invoquer ces articles 106 et 107 aujourd’hui” est “un peu tiré par les cheveux“.
Une référence à des accords qui n’ont pas vu le jour
Comme l’explique Catherine Le Bris, chercheuse au CNRS et experte en droit international, “l’article 43 de la Charte évoque des dispositions transitoires qui auraient dû être précisées par des accords à venir, mais qui n’ont pas vu le jour, et qui devaient établir une sorte de police internationale : l’idée de ces dispositions transitoires était d’assurer le relais en attendant que le Conseil de sécurité se mette en place mais finalement, la pratique du Conseil de sécurité de l’ONU s’est faite autrement.”
Ainsi que le détaille la représentation permanente de la France aux Nations Unies sur son site, le Conseil de sécurité, aujourd’hui composé de quinze membres, dont cinq permanents dotés d’un droit de veto – les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie – peut adopter “des résolutions imposant des obligations ou des sanctions à plusieurs Etats” au cas où “une situation mettrait la paix gravement en danger.”
Par ce biais, il peut notamment “autoriser l’usage de la force pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité” ou “mettre en place une opération de maintien de la paix “.
Mais le statut de membre permanent de la Russie joue en sa faveur, comme le rappelle Catherine Le Bris : “L’intervention militaire de la Russie en Ukraine viole la Charte de l’ONU mais comme la Russie est membre permanent du Conseil de sécurité, elle l’empêche de fonctionner grâce à son droit de veto“.
C’est notamment ce qu’avait fait la Russie le 25 février 2022 face à une résolution approuvée par une majorité des membres du Conseil de sécurité de l’ONU qui déplorait dans “les termes les plus forts” son “agression contre l’Ukraine” et lui réclamait de retirer “immédiatement” ses troupes de ce pays.
Plus récemment, le 30 septembre 2022, la Russie a utilisé son veto pour empêcher l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant ses annexions de quatre régions ukrainiennes.
“L’article 106 a été rédigé de manière plus large que l’article 107 mais il parle d’action commune, ce qui suppose a minima d’être au moins deux Etats, voire cinq, soit tous les membres permanents du Conseil de sécurité, mais pas seul. Même à considérer que ces articles ne sont pas tombés en désuétude, cette action devrait être commune, donc les conditions ne sont pas du tout réunies dans le cadre de l’invasion russe en Ukraine“, souligne Catherine Le Bris.
“On ne peut considérer l’Ukraine comme un Etat ennemi au sens de l’article 107”
L’interprétation des deux article formulée dans le texte viral opère en outre deux contresens historiques, comme le souligne à l’AFP Romuald Sciora, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste de l’ONU : “Il y est question de la Croatie, de la Slovénie, etc., qui n’existaient pas en 1945 puisqu’il s’agissait à l’époque de la Yougoslavie. Je ne vois absolument pas comment, à l’époque, on aurait pu prévoir dans la Charte qu’un jour la Slovénie serait un pays indépendant à tendance nazie, c’est aberrant. C’est comme si on signait un document aujourd’hui en disant : “si l’Alsace ou la Côte d’Azur devait devenir nazie”… Personne ne pouvait concevoir à l’époque que la Yougoslavie ne serait plus un Etat quarante ans plus tard.”
Par ailleurs, souligne l’expert, “pourquoi citer l’Ukraine parmi ces pays ennemis, alors qu’elle faisait partie de l’Union soviétique?”
Une incohérence également relevée par Pierre Bodeau-Livinec, professeur de droit public Université Paris Nanterre et directeur du CEDIN : “On ne peut considérer l’Ukraine comme un Etat ennemi au sens de cette disposition [de l’article 107] : l’Ukraine faisait partie de l’Union soviétique à l’époque et a même été membre fondateur des Nations Unies le 24 octobre 1945…”
Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS et auteur de Géopolitique de la Russie (éd. La Découverte), ajoute pour sa part que “le régime de Volodymyr Zelensky n’est pas affilié au nazisme“.
“On est clairement ici dans la continuité de la propagande russe visant à légitimer l’intervention en Ukraine et décrédibiliser le gouvernement ukrainien. Dès le milieu des années 2000, au moment où les pays baltes rejoignaient l’OTAN, Poutine utilisait l’argument du nazisme pour les décrédibiliser“, rappelle le chercheur.
L’article 51 de la Charte, cité (sans fondement) par Vladimir Poutine
Le 26 avril 2022, lors de sa rencontre avec Antonio Guterres à Moscou, Vladimir Poutine avait lui-même défendu la conformité de l’invasion russe en Ukraine à la Charte des Nations Unies, mais en citant son article 51, relatif à la légitime défense, l’une des deux seules exceptions au principe de l’article 2-4, par lequel les membres de l’ONU “s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.”
“Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales“, dispose l’article 51.
Vladimir Poutine avait ainsi affirmé, au cours de son entretien avec le secrétaire général de l’ONU, avoir respecté cette disposition de la Charte en répondant “à l’appel à l’aide militaire” formulé à la Russie, en raison de “leur agression armée” par l’Ukraine, par les régions de Lougansk et de Donetsk, dont le Kremlin avait affirmé l’indépendance juste avant d’envahir son voisin ukrainien.
Or, comme l’expliquait Guillaume Devin dans une tribune publiée par le journal belge Le Soir, le 15 mars 2022, “non seulement les entités prétendument agressées (« les Républiques populaires du Donbass ») ne sont en aucun cas ‘membres des Nations unies’ mais, en outre, les mesures prises en application du droit de légitime défense ne valent que ‘jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales’, ce qui est, par hypothèse, impossible puisqu’avec son droit de veto, la Russie bloque le fonctionnement normal du Conseil.”
“Pour exercer ce droit, il faut d’abord avoir été attaqué – les Etats-Unis l’avaient invoqué après les attentats du 11-Septembre -, ce qui n’est pas le cas de la Russie“, souligne par ailleurs Alexandra Novosseloff.
Le jour de sa visite à Moscou au printemps, Antonio Guterres avait de fait dénoncé, lors de sa rencontre avec le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme une “violation de l’intégrité territoriale [de l’Ukraine] contraire à la Charte des Nations Unies“.
“La Russie essaye vraiment de justifier juridiquement son intervention mais il n’y a pas beaucoup de moyens de justifier une intervention militaire de ce type sans qu’elle ne soit qualifiée d’agression armée, les seuls éléments théoriquement invocables sont l’autorisation du Conseil de sécurité et la légitime défense“, conclut Catherine Le Bris.