En Belgique, un décret en passe d’être approuvé dans la partie francophone du pays vise à généraliser et mieux encadrer l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras). Ce programme est contesté par de nombreux parents d’élèves et groupes politiques mais, au-delà du débat d’opinions, certains internautes ont diffusé de fausses informations sur ce texte, assurant qu’il vise à généraliser la “masturbation infantile”, les discussions autour de la “pornographie” dès la maternelle, qu’il prône le changement de genre, qu’il provient de l’OMS ou encore qu’il concerne aussi la France. Mais ces publications multiplient contre-vérités, exagérations et extrapolations, comme l’expliquent autorités et représentants des enseignants et parents d’élèves des deux pays à l’AFP. L’Evras vise à aider le personnel éducatif à répondre aux questions des enfants autour du rapport aux sentiments et au corps de façon adaptée à leur âge. La théorie d’“élites occidentales” qui chercheraient à promouvoir la pédocriminalité est une thème récurrent dans la rhétorique complotiste.
“Touchez pas à nos enfants!“, “vive la famille!” : une manifestation a réuni plus de 1.500 personnes à Bruxelles le 17 septembre, sous des pancartes “non à l’Evras“, rassemblant des familles musulmanes et chrétiennes.
L’apogée de plusieurs semaines d’émoi en Belgique francophone, autour de ce sigle : Evras, pour éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. Quelques jours avant la manifestation de Bruxelles, des écoles de Charleroi et Louvain avaient été la cible de tentatives d’incendie, comme le raconte cette dépêche AFP (archivée ici). La motivation des auteurs tient en un tag, retrouvé sur certaines écoles : “No Evras“.
Ces actions, pour certaines légales, d’autres criminelles, nées d’une grande agitation virtuelle préalable sur les réseaux sociaux francophones : le mot-clé #Evras cumule à la mi-septembre plus de 15 millions de vues sur TikTok.
Dans une publication virale, partagée plusieurs centaines de fois, une internaute qualifie le 9 septembre de “honte” le programme Evras, publiant comme “preuve” des extraits de fiches pédagogiques sur la vie affective et sexuelle détaillant, par groupes d’âge, les apprentissages et connaissances adaptées. Des dizaines de groupes et pages privés d’opposition à l’Evras se créent sur Facebook, comme celui-ci rassemblent plusieurs centaines de membres, intitulé “Contre la loi Evras“.
Des parents se questionnent sur ce qui va être enseigné à leurs enfants en matière d’éducation affective et sexuelle, une préoccupation et source récurrente d’inquiétude notamment dans des milieux traditionnalistes. Les personnes opposées à l’Evras argumentent par exemple souvent que la sexualité doit être évoquée dans l’intimité de la sphère familiale, et non à l’école.
Mais parmi les personnes qui dénoncent l’Evras sur les réseaux sociaux, beaucoup diffusent de fausses informations, contribuant à manipuler le débat et exacerber la violence autour de cette question.
Un appel à manifester est ainsi relayé avec le commentaire suivant sur Facebook : “Non, vous ne proposerez pas à notre fille de 6 ans de devenir un garçon“. Cette crainte de l’incitation au changement de genre est récurrente dans les publications sur l’Evras.
“ILS VONT PARLER DE PORNO, MASTURBATION, RELATION SEXUEL (sic), TRANSEXUEL DANS DES ECOLES MATERNELLES ET POUR VOUS CEST TOUT A FAIS (sic) NORMAL ?!??“, s’émeut un autre internaute sur Facebook le 19 septembre. Le fait de confronter des enfants tout petits (entre 3 et 6 ans) à la pornographie est aussi une affirmation très partagée par les publications contre l’Evras.
Dans une vidéo relayée sur YouTube sur la manifestation du 17 septembre, Alain Escada, le président de Civitas, un groupe d’extrême droite traditionnaliste catholique français, prend le micro pour dénoncer “un projet de l’Organisation mondiale de la santé, un projet mondialiste qui veut vous imposer un nouvel ordre mondial sexuel“, une théorie complotiste récurrente, sur laquelle l’AFP Factuel a déjà écrit dans le passé. Il assure notamment qu”‘ils vont faire croire à vos petits garçons dès 5 ans qu’ils peuvent décider, comme si c’était un jeu, de devenir une petite fille“.
Le compte Facebook de “Bon sens Belgique“, qui se présente comme un “média alternatif” -né pendant la pandémie de Covid-19, au sujet de laquelle ses membres, et ceux de la branche française, ont relayé des allégations trompeuses par le passé-, relaie aussi à plusieurs reprises ce fameux “guide de l’OMS sur la sexualité en Europe” qui en réalité est une série de recommandations sans aucun caractère obligatoire sur l’éducation à la sexualité des plus jeunes.
Sur ce compte est aussi diffusée la vidéo d’une femme se présentant comme une “maman en colère“, vue plus de 4.000 fois, qui s’insurge contre le “guide Evras“, document de référence pour l’Evras rendu public ici (archivé ici) : “déjà dans ce guide Evras il est marqué que l’enfant a une sexualité dès la naissance, c’est complètement faux, l’enfant n’a pas de sexualité avant sa puberté“. Elle affirme aussi que le “projet” est de “dire à un petit garçon : peut-être que tu vas te transformer en fille“.
Très rapidement, des publications trompeuses au sujet de l’Evras ont aussi essaimé sur les comptes d’internautes français, assurant notamment que “la loi Evras va s’appliquer en France“. Une vidéo très virale a été notamment partagée plus de 11.000 fois sur TikTok : son auteure, qui se surnomme “Nadou G la lionne“, hurle face caméra avoir “la haine” contre les parents “inertes” face à l’Evras.
Elle a réalisé plusieurs vidéos TikTok sur le sujet, dans lesquelles elle explique notamment que “ça va s’appliquer à partir du mois de novembre, sûrement en même temps que la campagne vaccinale pour brouiller les pistes“. Les commentaires sont nombreux : “je n’arrive pas à croire que les maîtres et maîtresses d’école acceptent ce programme“, d’autres assurent qu’en France, le programme Evras s’appelle “Edsens“. Les vidéos virales de “Nadou” tournent sur d’autres plateformes comme Crowdbunker ou Facebook.
Sur TikTok, les témoignages de parents d’élèves “choqués” affluent, de personnes qui assurent que la “loi Evras” est déjà appliquée dans le pays. Le compte “droitalinfovrai” relaie aussi “le témoignage d’un papa qui raconte l’histoire de son enfant mis à nu à l’école à cause de la loi Evras“, dans une vidéo sur fond de musique angoissante, partagée plus de 1.400 fois.
La vidéo affirme notamment que “les enfants seront informés de leur droit (…) à se masturber dès 5 ans dans les écoles et soumis dès 9 ans à la pornographie“. “Il a été mis nu devant toute la classe, le prof lui a demandé de toucher une fille de sa classe, les éducateurs pédagogiques lui ont demandé de toucher le sexe de la petite fille“, raconte l’homme dont le visage est masqué. Un témoignage totalement anonyme et invérifiable qui suscite d’ailleurs la méfiance chez de nombreux internautes : “mais comment vous pouvez croire des choses pareilles, sur tous les sujets bcp attisent la haine“.
En France : pas de loi Evras, en Belgique : un décret visant à mieux généraliser un enseignement Evras déjà existant
Contacté par l’AFP le 21 septembre, le ministère français de l’Education nationale a assuré à l’AFP que ni “Evras” ni “Edsens” ne s’appliquaient en France ni n’étaient en projet. Edsens (archivé ici) est la marque déposée d’un organisme privé “permettant d’aider les enfants et les adolescents à développer leurs compétences psychosociales et leurs connaissances, de 2 à 18 ans“, qui n’a rien à voir avec une loi obligatoire s’appliquant aux écoles primaires ou maternelles.
Côté belge, il est par ailleurs également trompeur de parler de “loi Evras”. Depuis 2012, en Belgique, “l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle” fait partie des missions de l’enseignement obligatoire, dans la région francophone de Wallonie.
Mais l’Evras étant inégalement proposée dans les établissements, le 7 septembre 2023, un projet de décret (archivé ici) a approuvé la généralisation de sessions pour tous les élèves de Wallonie-Bruxelles de 6e primaire et 4e secondaire (équivalents de la 6ème et seconde en France). Ces derniers devront recevoir à partir de cette année scolaire une animation relative à l’Evras, de deux heures dans l’année. Contrairement à ce qu’affirment les publications trompeuses, il n’est pas prévu de faire des “animations” Evras à l’école maternelle.
Ce projet de décret (archivé ici), pas encore définitivement adopté, valide un accord de coopération entre plusieurs institutions belges pour généraliser l’Evras dans toute la Belgique francophone. Si le parlement francophone bruxellois a donné son feu vert au texte à l’unanimité, il doit encore être approuvé par le parlement wallon le 28 septembre.
“L’Evras n’est pas nouvelle, juste il y a trente ans elle ne s’appelait pas comme ça“, a expliqué à l’AFP le 20 septembre Adrien Rosman, représentant du Setca (syndicat de l’enseignement libre de Wallonie).
Comme le rappelle le ministère de l’Education de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a transmis à l’AFP un document de “questions-réponses” sur le sujet le 20 septembre, “historiquement, l’Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle a été développée dans les années 80 pour prévenir les comportements sexuels à risque : apprendre à se protéger contre les infections sexuellement transmissibles (IST) et prévenir les grossesses non-désirées“.
Aujourd’hui, selon le ministère, “d’autres enjeux sont également pris en considération et permettent de jouer un rôle préventif à long terme sur la violence dans notre société : le sexisme, les violences sexuelles, les stéréotypes de genre, la notion de consentement, etc”.
L’Evras ne sera par ailleurs pas enseignée comme une matière à part entière comme les mathématiques ou le français, insiste le gouvernement wallon.
Pour M. Rosman, le décret va permettre de davantage “cadrer” l’Evras, en réglementant la qualité des intervenants, qui devront être labellisés pour intervenir en classe, notamment au terme d’une formation, comme indiqué dans le texte du décret (archive), copié ci-dessous.
Le projet de décret établit aussi que les intervenants en Evras devront se fonder sur un référentiel commun, le fameux “guide” pointé par les publications trompeuses sur l’Evras.
“Le guide Evras a été élaboré par des intervenants déjà actifs, des enseignants, des représentants syndicaux, et a donné lieu à des débats notamment sur les questions de genre“, témoigne M. Rosman. D’après la communication du ministère belge, ce guide a notamment été conçu “à l’issue d’un travail de compilation de 89 référentiels nationaux et internationaux en matière d’Evras et les recherches récentes” dans ce domaine.
“En aucun cas imposer un thème à des élèves”
Même si les “animations” obligatoires sont réservées aux enfants de 11-12 ans et 15-16 ans, le guide aborde aussi l’Evras pour les plus petits et notamment les maternelles, afin que les enseignants aient des éléments pour répondre à des questions sur ces notions en classe si les élèves les sollicitent.
“C’est un référentiel destiné à des professionnels qui seraient confrontés à des questions d’élèves, il ne s’agit en aucun cas d’imposer un thème à des élèves qui ne se poseraient pas la question“, insiste M. Rosman. Dans sa communication à l’AFP, le ministère belge assure que les “professionnels devront travailler au départ des questions des enfants – c’est-à-dire sans poser les questions à leur place“.
La partie du guide consacrée au “plaisir” a beaucoup fait réagir les internautes, qui en partagent des captures d’écran comme celle-ci dessous :
Si ce tableau apparaît bien dans le guide Evras, il succède à toute une série d’autres consacrés aux “sentiments et émotions“, aux “relations interpersonnelles“, ou encore au “corps et développement humain“. D’autre part, le fait d’aborder “le plaisir et la satisfaction liés au toucher de son propre corps” ne signifie pas qu’il y aura de “la masturbation en classe” comme l’assurent certains internautes, mais plutôt que le sujet ne sera pas tabou, selon le guide.
Car contrairement à ce qu’affirme cette “maman en colère” selon laquelle les enfants n’ont pas de sexualité avant l’adolescence, la masturbation, par exemple, est commune chez les tout-petits, dès 20 mois, comme le rappelle ce document (archivé ici) du CHU Sainte-Justine au Canada, spécialisé en pédiatrie.
“Pas question d’encourager une orientation sexuelle” ni la consommation de pornographie
L’un des fantasmes agité par les publications trompeuses est que l’Evras pousserait les enfants à l’homosexualité ou au changement de genre en “leur donnant des idées“.
Mais comme le rappelle le ministère belge, “il n’est absolument pas question d’encourager une hypersexualisation chez les jeunes, de susciter une orientation sexuelle ou une identité de genre, ni de donner des cours de pratiques sexuelles“.
Sur la pornographie, quand certains internautes dénoncent une volonté de “parler pornographie dès la maternelle“, le guide Evras ne mentionne absolument pas la pornographie avant la pré-adolescence.
En revanche, sur son site officiel, le programme “Evras” justifie, dans une foire aux questions la nécessité d’évoquer la pornographie dès 9-11 ans, par l’accès de plus en plus précoce des enfants à internet, et le fait qu’ils peuvent “voir des images à caractère sexuel“.
“Parler de cette réalité sociétale avec les jeunes et les accompagner dans la déconstruction des images pornographiques, parfois violentes permet de développer leur esprit critique face à de telles images pour qu’ils et elles conscientisent que les codes du porno ne sont pas toujours ceux d’une sexualité consentie et respectueuse“, explique la Foire aux questions.
L’éducation à la sexualité en France, obligatoire mais peu appliquée
En France aussi, d’après le code de l’Education (archivé ici), tous les élèves des écoles, collèges et lycées doivent bénéficier d’au moins trois séances annuelles d’éducation à la sexualité, qui comprennent une sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles.
“L’éducation à la sexualité au primaire a pour objet de prévenir les violences sexuelles notamment intra-familiales et de faire prendre conscience à l’enfant du nécessaire respect de son corps et de l’autre. Au regard des programmes, plusieurs thématiques peuvent constituer un objet d’étude, en prenant en compte l’âge des élèves (étude et respect du corps, respect de soi et des autres etc…)“, précise le ministère de l’Education auprès de l’AFP le 22 septembre.
En primaire, “c’est à l’enseignant chargé de la classe qu’incombe la mise en œuvre de l’éducation à la sexualité dans le cadre des enseignements, avec l’aide éventuelle des personnels de santé formés à cet effet voire des associations agréées“, tandis qu’au “collège et au lycée, les séances sont organisées en articulation avec les programmes d’enseignement. Elles sont prises en charge par une équipe de personnes formées au sein des établissements scolaires (enseignants, personnels sociaux et de santé, conseiller principal d’éducation, etc.) et peuvent être co-animées avec des associations agréées“, détaille-t-il.
Le ministère souligne aussi qu’une circulaire diffusée en 2018 “rappelle la nécessité d’une grande vigilance pour que les enseignements soient pleinement adaptés à l’âge des enfants“.
Dans la pratique, cette obligation, qui existe depuis 2001, n’est que très inégalement appliquée, dénoncent régulièrement des instances et associations.
En août 2022, peu avant la rentrée des classes, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes avait appelé (lien archivé ici) à déployer un “plan d’urgence de l’égalité à l’école“, pour faire “face à la montée des violences chez les jeunes“, pointant notamment que “l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle brille par son insuffisance et son inadaptation aux besoins” et exhortant les pouvoirs publics à “faire de l’éducation à l’égalité et au respect entre les femmes et les hommes dès le plus jeune âge une priorité absolue“, regrettant que l’Éducation nationale ne soit “pas au rendez-vous“.
“Orchestrés par des établissements privés sous contrat, des cas graves de désinformation des élèves sur l’éducation à la sexualité et à la contraception, assortis d’une sensibilisation à une vision inégalitaire des relations entre les femmes et les hommes inquiètent tout particulièrement le HCE“, soulignait aussi ce dernier.
Une enquête (archivée ici) sur ce sujet publiée début 2022 par le collectif féministe #NousToutes avait aussi montré que les 10.000 répondants disaient n’avoir bénéficié “en moyenne que de 13%” du nombre de séances prévues, soit 2,7 au lieu de 21 sur l’ensemble de la scolarité.
En mars 2023, SOS Homophobie, Sidaction et le Planning familial avaient ainsi déploré que ces thématiques “restent délaissées par les autorités publiques“, et annoncé attaquer l’Etat (version archivée) devant la justice administrative pour le contraindre à organiser chaque année au moins ces trois séances d’éducation à la sexualité à l’école, comme prévu dans la loi.
Selon un sondage Ifop publié au premier trimestre 2023 (archivé ici), commandé par les trois associations et réalisé auprès d’un millier de jeunes de 15 à 24 ans, 17% disaient n’avoir jamais eu le moindre cours sur la question, et parmi les autres, seul un tiers disait avoir bénéficié des trois séances annuelles prévues.
Pas de guide “Evras” français
En France, il n’existe pas de guide pour l’éducation à la sexualité tel que celui pour l’Evras en Belgique. Le ministère propose néanmoins sur son site des ressources (lien archivé ici) dont des fiches thématiques sur des sujets comme la contraception, la puberté, les violences sexistes et sexuelles ou encore la pornographie et les adolescents à destination des enseignants et intervenants pour organiser ces séances.
Ces fiches ne proposent pas directement de programme ou séances à aborder mais abordent plutôt le cadre général dans lequel s’inscrit cette éducation à la sexualité et proposent des pistes pour l’aborder en classe.
L’absence de programme dédié ou de guide spécifique peut néanmoins ouvrir la porte à la désinformation sur ces questions, déplore Sophie Abraham, chargée des questions liées à l’égalité femmes-hommes au syndicat des enseignants du primaire et du secondaire FSU-Snuipp.
“Aujourd’hui, force est de constater que la majorité des collègues n’ont pas les outils et les éléments qui leur permettent de conduire ces séances en classe“, abonde-t-elle le 21 septembre 2023 auprès de l’AFP.
“La première chose que les collègues mettent en avant, c’est qu’ils ne sont pas formés, et la deuxième, c’est leur peur de la réaction des parents d’élèves, en termes de contestation de cette éducation, qui est pourtant obligatoire“, développe-t-elle, ajoutant aussi qu’il est “compliqué” pour les équipes d'”intégrer cette éducation dans le reste du programme de l’année“.
Ces cours sont néanmoins essentiels, estime-t-elle, dans un contexte où les élèves ont accès très jeunes via leurs téléphones à des contenus liés à la sexualité auxquels ils ne sont pas préparés. “On a quand même des enfants qui ont des portables dès la fin de l’école primaire, et qui sont déjà exposés à des contenus pornographiques, dès l’âge de 8 ans. Le seuil ne cesse de s’abaisser. Donc bien évidemment, il y a un enjeu fort, et on milite pour que cette éducation puisse se faire et dans de bonnes conditions“, illustre-t-elle.
“Il y a une forte demande des élèves, mais les associations ne sont pas assez financées, et on ne veut pas forcément qu’il y ait davantage d’associations qui interviennent car ce sera compliqué à cadrer“, ajoute Guislaine Morvan, de la FCPE, regrettant “un loupé avec toute une génération” qui n’a pas, selon elle, bénéficié de suffisamment d’éducation à la sexualité et reste “totalement ignorant[e] sur les MST ou les violences sexuelles“.
En mai 2023, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes soulignait (lien archivé) que “la part des mineur·es fréquentant des sites pornographiques a considérablement augmenté en 5 ans, passant de 19% en 2017 à 28% en 2022“, ajoutant que “dès 12 ans, plus de la moitié des garçons se rendent sur un site pornographique et y passent en moyenne une heure par mois“.
L’éducation à la sexualité, cible régulière de désinformation
L’éducation à la sexualité est régulièrement ciblée par la désinformation -ce qui peut par ailleurs contribuer aux difficultés pour les intervenants à l’aborder en cours.
“Ce qui se passe en Belgique, c’est grave, mais ça rappelle des choses qui ont déjà existé en France. Je parle de la polémique autour des ABCD de l’égalité : on avait quand même eu une fronde d’un certain nombre de groupes, soit religieux, soit politiques proches de l’extrême droite, qui avaient développé cette idée qu’on allait enseigner la théorie du genre à l’école, et ça avait conduit au bout du compte à ce que ce programme soit retiré. Donc là, ce qui se passe en Belgique doit nous alerter“, s’inquiète Sophie Abraham.
En 2013, le dispositif des “ABCD de l’égalité” (lien archivé), dont l’ambition était de lutter contre les stéréotypes et inégalités entres filles et garçons, avait en effet soulevé une vague d’opposition en France, fondée notamment sur des rumeurs assurant que ces programmes signifieraient que la masturbation ou la pédocriminalité seraient enseignées en classe, voire que la transidentité serait érigée comme un modèle pour tous les enfants dans les écoles.
En conséquence, ce dispositif avait été abandonné, comme rappelé dans cet article d’analyse entre les rumeurs liées à Evras et celles sur les “ABCD de l’égalité” (archivé ici) publié en septembre 2023 par l’observatoire sur le complotisme Conspiracy watch.
De façon plus générale, les rumeurs sur des élites qui viseraient à imposer des programmes d’éducation à la sexualité inappropriés dans le but de normaliser voire légaliser la pédocriminalité reviennent régulièrement sur les réseaux sociaux et sont un thème récurrent des théories conspirationnistes, comme détaillé dans cet article de l’AFP (“La pédocriminalité, une réalité instrumentalisée par les complotistes”), décryptant ce phénomène.
Ces derniers mois, l’AFP a par exemple déjà vérifié des allégations trompeuses prétendant à tort que l’OMS aurait imposé un programme d’éducation à la sexualité prônant la “pédophilie” ainsi qu’un livre présenté à tort comme un manuel scolaire allemand faisant la promotion de la “fluidité des genres“, ou encore des affirmations prétendant que l’ONU aurait demandé la dépénalisation des relations sexuelles avec des mineurs.
Certaines de ces assertions infondées ont néanmoins été reprises par certaines des publications repartagées concernant la loi Evras.
A chaque nouvelle volonté avancée par le gouvernement de mettre ce sujet en avant en France, des rumeurs trompeuses émergent pour tenter de décrédibiliser l’éducation à la sexualité, extrapolant ou exagérant les points réellement abordés dans ces interventions. En 2018, la “loi Schiappa” renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes avait aussi été visée par des rumeurs semblables qui prétendaient à tort qu’elle allait permettre de “légaliser” la “pédophilie”, comme détaillé dans cet article de vérification.
Dès la rentrée 2022, le ministre de l’Education d’alors, Pap Ndiaye, avait affirmé vouloir remettre le sujet de l’éducation à la sexualité sur la table.
En juin 2023, il avait annoncé (lien archivé) “l’élaboration d’un programme et d’un plan de formation pour les personnels“, rappelant “la nécessité de rendre plus effective la mise en œuvre des trois séances obligatoires par an, du cours préparatoire à la terminale“.
Le ministère de l’Education précise le 22 septembre à l’AFP que “le Conseil supérieur des programmes a été saisi le 23 juin 2023 par le ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse afin d’élaborer d’ici la fin du mois de novembre une proposition de programme d’éducation à la sexualité, précisant les thèmes et notions qui devront être abordés dans le cadre de ces enseignements. Il sera porté une attention particulière à l’adaptation des contenus à l’âge de chaque enfant, avec une attention particulière, chez les plus jeunes, à l’éducation au respect de l’intimité et de l’intégrité corporelle, pour prévenir toute forme de maltraitance et de violence“.
Instrumentalisation par des extrêmes
Les mobilisations contre la loi Evras qui ont abouti aux manifestations ont d’abord infusé sur les réseaux sociaux, et ont trouvé des caisses de résonnance via leur partage par des comptes influents et dans différentes sphères et groupes français et belges agrégeant des profils de personnes s’opposant aux mesures gouvernementales ou proche de l’extrême droite.
En Belgique, la désinformation sur Evras a notamment été véhiculée par des groupes comme “Bon Sens Belgique“, qui s’était fait connaitre en diffusant des contenus remettant en cause des mesures sanitaires liées au Covid-19, ou encore des groupes comme l'”Observatoire de la petite sirène belge“, “Innocence en danger Belgique“, ou “Sauvons nos enfants“, qui diffusent des contenus prétendant s’opposer à la pédocriminalité, comme détaillé dans une enquête (archivée ici) réalisée par la RTBF sur les réseaux relayant de la désinformation sur le sujet.
A Bruxelles, une manifestation d’opposition à la loi a aussi réuni des membres de l’organisation catholique d’extrême droite Civitas et d’autres organisations extrémistes musulmanes, comme le relève Le Monde dans cet article (archivé ici).
Les rumeurs trompeuses ont aussi bénéficié de relais à travers des personnalités très suivies sur les réseaux sociaux, en Belgique mais aussi, et surtout, en France. Karl Zéro, qui affirme faire de son combat la lutte contre la pédocriminalité, en relayant néanmoins parfois des théories infondées, la figure des Gilets Jaunes Maxime Nicolle ou encore le rappeur Rohff, ont par exemple mentionné voire se sont insurgés sur les réseaux sociaux quant à l’arrivée de l’Evras.
Des événements Facebook invitant à manifester réunissant des centaines de participants et deux pétitions adressées au ministre de l’Education français et à la ministre de l’Education de la Fédération Wallonie-Bruxelles -dont l’une n’est aujourd’hui plus active en ligne mais qui avait rassemblé plus de 36.000 signatures avant le 20 septembre, et dont l’autre réunit au 25 septembre plus de 18.000 signatures- ont aussi profité de relais dans des groupes et par des comptes réunissant des centaines voire des milliers de personnes.
Les autorités belges, dont Caroline Désir, la ministre francophone de l’Education, ont dénoncé en bloc “une campagne de désinformation” destinée selon elle à “attiser la suspicion” et “faire peur aux parents” à la radio La Première (RTBF) début septembre.
Le bourgmestre (maire) de Charleroi Paul Magnette, qui est aussi président du Parti socialiste francophone, a quant à lui fustigé “une forme de terrorisme” et “des actes barbares“, après que des écoles ont été vandalisées dans sa ville par des opposants à la loi Evras.