Depuis des mois, la valeur de la monnaie russe progresse pour atteindre des sommets face au dollar et à l’euro. Ce rouble fort cache pourtant une réalité bien différente. Boostée par des mécanismes financiers et économiques, la monnaie russe est aujourd’hui gérée de manière artificielle. Venant ainsi contredire les discours politiques officiels russes et leurs relais sur les réseaux sociaux.
Au 19 mai 2022, il fallait environ 65 roubles pour obtenir un dollar, contre environ 139 début mars. La monnaie russe, qui ne cesse de se renforcer depuis le début du printemps, a même atteint depuis le 7 avril dernier, un niveau supérieur à celui précédant l’invasion en Ukraine.
Relayant le discours officiel du Kremlin, certains internautes ou responsables politiques pro-Poutine (ici, ici ou là) se félicitent de ce bondissement en raillant l’impact des sanctions occidentales, à l’image de celui-ci :
Selon ce dernier, l’envolée de la devise russe a réduit “à l’état de ruines” tous les pronostics des leaders occidentaux, tels que celui de Joe Biden, sur l’effondrement de l’économie russe en conséquence de ces sanctions.
La devise russe, tout comme son économie, sont-elles devenues “les plus fortes au monde” comme le sous-entend ce même internaute ? Dans les faits, cette bonne santé cache une autre réalité.
Aux origines du redressement du rouble, sa chute
Pour analyser son redressement, il faut d’abord comprendre la chute du rouble. Car ce dernier a effectivement dégringolé au lendemain de l’invasion russe avant d’atteindre des niveaux historiquement bas. Cette chute explique, à elle seule, la situation dans laquelle se trouve l’économie russe depuis mi-février.
“A l’annonce de l’invasion russe en Ukraine, les marchés financiers ont agi comme ils le font face à toute situation d’économie de guerre : ils ont anticipé que le pays aura sans doute besoin d’utiliser beaucoup de ressources, de s’endetter et donc se déstabilisera. Les investisseurs se sont donc débarrassés du rouble en le vendant massivement sur les marchés pour acheter d’autres devises plus stables telles que le dollar ou l’euro“, souligne Anna Creti, professeure d’économie à l’université Paris Dauphine. S’ensuit alors la logique de l’offre et de la demande : plus la quantité de rouble vendue augmente, plus son cours baisse. Quatre jours après l’offensive russe, le rouble avait perdu près de 30% de sa valeur par rapport au dollar.
Sanctions internationales historiques
A cet affolement des marchés financiers aux premières heures de la guerre, se sont ajoutées des sanctions internationales sans précédent. Leur objectif était simple : isoler la Russie de l’économie mondiale et l’empêcher de se défendre économiquement. Les puissances occidentales à la manœuvre (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni et Commission européenne) ont d’abord gelé les réserves de devises étrangères – issues entre autres des ventes de gaz et de pétrole russes – que la Banque centrale russe (BCR) détenait dans leurs juridictions. En gelant ces réserves, “les Russes ne pouvaient alors plus vendre leurs devises étrangères pour acheter du rouble et ainsi maintenir sa valeur“, explique l’économiste Etienne de Callataÿ, chef économiste d’Orcadia Asset Management.
Face à un rouble en chute libre, les autorités russes se retrouvent dans l’impasse d’une crise de change menaçant d’alimenter la hausse des prix des biens importés en Russie : elles doivent trouver d’autres leviers économiques et politiques pour soutenir sa devise, et par là, son économie tout entière. Mais aussi, et surtout, pour sa réputation, comme l’analyse Etienne de Callataÿ. “Il y a l’idée qu’une monnaie faible c’est le signe d’un pays faible, donc si les autorités russes voulaient limiter la dépréciation du rouble c’est d’abord et avant pour une question de symbole politique.”
Un rouble artificiellement haut
Première solution adoptée dès le 28 février par la BCR : le relèvement de son taux d’intérêt directeur de 9,5% à 20%, “un niveau inédit depuis les 20 dernières années“, selon Julien Vercueil, professeur de sciences économiques à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris (INALCO). Concrètement, en relevant ce taux d’intérêt, l’objectif était de “rendre les placements financiers et prêts bancaires plus attractifs en rouble qu’avec d’autres devises afin de limiter les ventes massives de la monnaie russe“, ajoute l’économiste à l’INALCO.
Autres mesures mises en place par les autorités russes : les contrôles de capitaux. Parmi ceux-ci figurent “l’impossibilité pour les investisseurs internationaux de vendre leurs actifs russes, l’obligation pour les entreprises russes de convertir 80% de leurs avoirs en devises étrangères en rouble, ou le plafonnement pour les entreprises ou les particuliers russes des retraits en devises étrangères dans les banques russes“, explique Christophe Boucher, économiste à l’université de Paris Nanterre.
Un rouble boosté par les exportations d’hydrocarbures russes
En parallèle des limites décidées à la vente de roubles, la monnaie russe reste dopée par les exportations de matières premières russes à l’étranger et notamment en Europe. Le montant des exportations de combustibles fossiles russes depuis le début de l’invasion s’élève à 58 milliards d’euros, selon le Centre for Research on Energy and Clean Air. Et pour cause : près d’un quart du pétrole brut que l’Europe utilise chaque année provient de Russie, d’après l’analyse de T&E. Cela équivaut à 2,5 millions de barils expédiés par jour.
Avec un prix du baril de pétrole qui s’envole (107,96 dollars au 19 mai), la Russie reste pour l’instant assurée d’avoir de fortes entrées de devises pour maintenir son rouble à un niveau élevé. En sachant que le pays a dû consentir des rabais importants pour écouler ses stocks notamment auprès de la Chine ou de l’Inde.
Rouble faible et une économie en berne
Le rouble est-il pour autant une monnaie forte ? “Absolument pas, répond Julien Vercueil de l’INALCO. Celui-ci n’est soutenu que grâce aux mesures de contrôles des capitaux et aux exportations d’hydrocarbures, et uniquement grâce à ces deux éléments.” L’un des deux vient à manquer, et c’est le cours du rouble qui s’effondre.
L’embargo européen sur le pétrole russe, actuellement discuté entre les Etats membres de l’Union européenne, pourrait ainsi faire dérailler cette mécanique et fragiliser le cours du rouble. “Les Russes recevraient moins d’euros et de dollars de leurs exportations de pétrole ce qui diminuerait progressivement la valeur du rouble“, souligne Christophe Boucher de l’université de Paris Nanterre.
Cet équilibre artificiel camoufle ainsi une réalité économique bien plus pessimiste. Les sanctions européennes, telles que l’exclusion du système interbancaire Swift, ont entraîné une baisse certaine des importations de biens occidentaux en Russie. A titre d’exemple, l’Union européenne a interdit le 15 mars dernier l’exportation vers la Russie de ses berlines de luxe, champagne, bijoux et autres articles haut de gamme prisés par les élites.
Les répercussions économiques de la guerre vont bien au-delà de la trentaine d’oligarques concernés par les sanctions européennes. “Ce sont les classes à faible revenu et les classes moyennes qui subissent le plus la hausse de l’indice des prix à la consommation ou les pénuries de certains biens du quotidien”, indique Anna Creti de l’université Paris Dauphine. L’inflation, qui ne cesse de croître depuis le début du conflit, était ainsi de 17,6% (contre 16,7% en mars), et devrait augmenter au cours des prochains mois pour atteindre un total de 18 à 23% en 2022 selon les prévisions de la BCR.
Autre conséquence de la guerre : le départ de près d’un millier d’entreprises internationales depuis le début du conflit, pour des raisons d’image ou du fait du renforcement des sanctions internationales. Le 23 mars dernier, c’est le constructeur automobile français Renault qui a annoncé la suspension de ses activités en Russie, qui seront reprises par Moscou. Le groupe français a cependant précisé qu’il gardait l’option de racheter pendant six ans ses parts dans Avtovaz, fabricant des Lada.
“Outre les problèmes de ruptures dans les chaînes d’approvisionnements et de pièces détachées, ce sont des pans entiers de l’économie qui risquent de ne pas redémarrer”, analyse Bernard Keppenne de CBC Banque. Sans parler du chômage que ces départs pourraient provoquer, mais dont l’impact n’a, pour l’instant, pas encore été mesuré par les organes officiels de statistiques russes.
Et demain ?
Si la Russie semble plus confiante qu’au début du conflit (elle a par exemple assoupli certaines mesures de contrôle des capitaux), les prévisions internationales ne sont pas bonnes. Selon le Fonds monétaire international, le produit intérieur brut russe devrait diminuer de 8,5% en 2022. Pour autant, “estimer l’ampleur de la récession russe reste difficile tant que les indicateurs disponibles en ce moment ne sont pas suffisamment précis”, conclut Bernard Keppenne.
En résumé, par le jeu de l’offre et de la demande, le cours du rouble est maintenu à un niveau artificiellement élevé depuis le début de l’invasion russe en Ukraine : d’un côté ses ventes sont freinées par des mesures prises par la Banque Centrale de Russie ; et de l’autre, sa demande est conservée par les exportations d’hydrocarbures russes.
Pour autant, les mesures des autorités bancaires ne peuvent juguler toutes les conséquences des sanctions internationales en cours ou à venir, ou la forte inflation qui sévit dans le pays. Les projections de croissance de la Russie sont, pour l’heure, bien plus sombres que les discours officiels.