Depuis que la Lituanie a limité le transit ferroviaire de certaines marchandises vers l’enclave russe de Kaliningrad, de nombreux internautes affirment que cet acte revient à imposer à Moscou un “blocus illégal” le privant d’accès à une partie de son territoire. Plusieurs experts font toutefois valoir que ces sanctions européennes portent sur une catégorie limitée de biens et n’empêchent ainsi pas la Russie de continuer à acheminer certaines marchandises vers son enclave, notamment via ses deux ports. Ils pointent en outre que la décision de la Lituanie est conforme au droit de l’UE –dont le pays est membre– même si elle contrevient à un accord conclu en 1993 avec la Russie à propos de Kaliningrad.
C’est un petit morceau de territoire russe qui pourrait se transformer en poudrière en plein conflit russo-ukrainien. L’enclave de Kaliningrad, située sur la mer Baltique, à mille kilomètres de Moscou, est un avant-poste militaire russe en Europe hautement stratégique pour Moscou.
Or la Lituanie, membre à la fois de l’Otan et de l’Union européenne, a mis en oeuvre mi-juin des restrictions décidées par l’UE à la suite de l’invasion russe en Ukraine. Ces sanctions visent à limiter le transit ferroviaire de certaines marchandises allant du territoire russe vers la région de Kaliningrad.
Parmi les produits interdits de transiter vers Kaliningrad figurent notamment des métaux et les engrais. Le charbon et le pétrole doivent être ultérieurement visés.
Immédiatement, Moscou a dénoncé des mesures qui violent un accord précédemment conclu avec la Lituanie.
“Cette décision est vraiment inédite. C’est une violation de tout. Nous comprenons que c’est lié à la décision de l’UE d’étendre les sanctions au transit. Nous considérons cela comme illégal”,a regretté le 20 juin le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
“De notre point de vue, il s’agit d’une violation flagrante des accords conclus avec l’UE lorsque les républiques baltes ont rejoint l’UE. Nous voyons cela comme un geste ouvertement hostile”, a également réagi Anton Alikhanov, le gouverneur de Kaliningrad, à la télévision russe.
Des propos abondamment repris sur les réseaux (1, 2) par des internautes français qui ont dénoncé un “blocus illégal” justifiant des représailles russes envers le pays balte.
Un territoire stratégique dans l’espace Schengen
Qu’en est-il réellement? Les pays baltes sont devenus indépendants de l’Union soviétique en 1991, isolant de fait le territoire de Kaliningrad du reste de la Russie.
S’est alors posée la question de la circulation des citoyens et marchandises russes entre l’enclave et la Russie.
Pour y répondre, la Lituanie “s’est engagée à accord un très large passage, presque libre, entre le territoire de la Russie et Kaliningrad et la Russie en signant un traité en novembre 1993 qui concernait essentiellement le transport par route mais aussi ferroviaire pour les biens avec un système de permis et les citoyens russes”,relate auprès de l’AFP Nicolas Levrat, professeur de droit international et européen à l’Université de Genève, interrogé le 30 juin.
Puis en 2002, la Lituanie est invitée à rejoindre l’Union européenne. “Il fallait alors trouver une solution à un territoire qui était géographiquement à l’intérieur de l’espace Schengen mais qui était de fait extérieur puisqu’il relevait de la souveraineté de la Russie”,explique à l’AFP Frank Tétart, docteur en géopolitique et spécialiste de Kaliningrad.
“Ce qui a été mis en place après l’adhésion de la Lituanie à l’Union européenne en 2004, ce sont des mesures visant à faciliter le transit pour permettre aux habitants de Kaliningradde continuer à pouvoir passer vers la Russie et de revenir ensuite de Russie. Cela concerne également les marchandises sur voies ferrées et sur voie routière“,poursuit-il.
Cet arrangement s’est traduit par une “déclaration conjointe”entre l’Union européenne et la Russie.
“Juridiquement, ce n’est pas un traité international mais un accord de facilité de transit.C’était plutôt un geste de bonne volonté. L’Union européenne ne s’est jamais engagée à ne pas appliquer de sanctions sur ce territoire”, a détaillé le 23 juin à l’AFP Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman et qui s’est rendu à Kaliningrad.
Selon les experts, en tant que membre de l’Union européenne, la Lituanie était en réalité tenue d’appliquer les sanctions décidées par les Vingt-Sept après l’invasion de l’Ukraine, même si cela la place en porte-à-faux par rapport au traité qu’elle a signé avec la Russie en 1993.
“La Lituanie se retrouve en contradiction d’une part avec les obligations qui découlent du traité pris en 1993 vis-à-vis de la Russie, en tant que membre de l’UE, avec l’obligation de respecter les décisions qui ont été prises par les institutions européennes, donc les sanctions”,estime Nicolas Levrat.
Selon lui, la Lituanie a répondu à cette contradiction en prenant en compte les risques juridiques, plus forts venant de l’UE, et des considérations géopolitiques.
“Si la Lituanie ne respecte pas les sanctions, le cas échéant la Commission peut saisir la Cour de justice de ce qu’on appelle un ‘recours en manquement’ et là elle peut être jugée. Alors que pour le traité avec la Russie, il n’y a pas de juridiction compétente”,poursuit-il.
La Commission européenne a insisté le 13 juillet : “le transit routier par des opérateurs russes de marchandises sous sanctions n’est pas autorisé“.
Dans le même communiqué elle a souligné qu’il n’existait “aucune interdiction similaire pour le transport ferroviaire”mais”sans préjudice de l’obligation des Etats membres d’effectuer des contrôles efficaces“.
“Les États membres ont l’obligation légale d’empêcher toutes les formes possibles de contournement des mesures restrictives de l’UE“,souligne la Commission. “Les autorités des États membres doivent effectuer des contrôles ciblés, proportionnés et efficaces et prendre d’autres mesures appropriées pour prévenir la violation des règlements de l’UE“,ajoute-t-elle, appelant les Etats membres à vérifier que “les volumes de transit restent dans les moyennes historiques des trois dernières années”et correspondent à la “demande réelle de biens essentiels“, ou s’il existe au contraire un”flux ou (une) structure commerciale inhabituels qui pourraient indiquer un contournement“.
Dans ce cas, les États membres doivent prendre “toutes les mesures nécessaires prévues par le droit de l’UE, y compris, le cas échéant, le refus de transit et la détention des marchandises en question“, poursuit la Commission.
“Le transit de biens et technologies militaires ou à double usage sanctionnés (…) est interdit en tout état de cause”,est-il précisé dans le document adressé aux Vingt-Sept.
En réaction aux annonces de Bruxelles, la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, a déclaré que Moscou allait “suivre de près la façon dont ces mesures seront appliquées“, estimant que la clarification de la Commission européenne sur le transport ferroviaire était “une manifestation de réalisme et de bon sens“.
A Vilnius, le ministère lituanien des Affaires étrangères a déclaré dans un communiqué qu’il accueillait favorablement “les restrictions sur le volume de transit à travers l’UE(…) fondées sur les moyennes historiques des trois dernières années“.
“La Lituanie assurera efficacement la mise en œuvre des sanctions par un suivi attentif, une évaluation fondée sur des principes et une vérification efficace pour savoir si la Russie ne tente pas d’abuser des possibilités de transit“, a ajouté le ministère. “La Lituanie se réserve le droit d’empêcher unilatéralement de telles tentatives” de contourner les sanctions, a-t-il souligné.
Pas de “blocus”
Après la mise en application par Vilnius de ces sanctions, le gouverneur de Kaliningrad a estimé qu’un “blocus”avait été mis en place vis-à-vis de la Russie.
“Nous avons réclamé la levée immédiate de ces restrictions”, a déclaré la diplomatie russe dans un communiqué, qualifiant ces mesures d’“hostiles”. Si le transit “n’est pas rétabli en totalité, alors la Russie se réserve le droit d’agir pour défendre ses intérêts nationaux”
Pour autant, le chef de la diplomatie lituanienne, Gabrielius Landsbergis, a tenu à rappeler lors d’un déplacement au Luxembourg que seuls “les biens sous sanctions (…) ne seront plus autorisés à transiter par la Lituanie”,ce que mettent également en avant les experts interrogés par l’AFP.
Les autorités russes font elles-mêmes état de restrictions touchant de 40% à 50% de leurs approvisionnements à Kaliningrad.
“Aujourd’hui, les citoyens russes continuent à circuler, donc il n’y a pas de ‘blocus’ de Kaliningrad comme on l’entend ou on le lit sur les réseaux sociaux. Il y a seulement l’application des sanctions européennes aux marchandises visées”,affirme ainsi Jean-Dominique Giuliani.
“Ce n’est pas un vrai blocus, on n’est pas comme à Berlin en 1948 où il n’y avait pas d’autres moyens que de prendre l’avion. Là vous avez un port à Kaliningrad, c’est sur la Baltique, donc la Russie pourrait tout à fait mettre en place des liaisons par voie maritime entre ses ports de Saint-Pétersbourg et de Kaliningrad pour alimenter son territoire.Evidemment, par le train ça va plus vite et c’est plus pratique“,analyse Franck Tétart.
L’enclave profite notamment de ses deux ports libres de glace – Kaliningrad et Baltiïsk – pour commercer avec ses voisins.
Pour Franck Tétart, “la Russie essaye de mettre en place tout un narratif autour de cette guerre et cela participe à cette propagande de montrer que la Russie est en position de force et se bat parce qu’elle est victime d’un ‘blocus’ vis-à-vis d’une partie de son territoire qui est enclavé et qui se trouve en position de faiblesse”.
Mais “on ne peut pas parler de ‘blocus’, qui est considéré comme un acte de guerre”,a également relevé le 22 juin auprès de l’AFP Jean-Sylvestre Mongrenier, géopolitologue de l’Europe spécialisé sur la défense européenne et l’Otan.
Une enclave militaire stratégique
Face à l’expansion de l’Otan, Moscou a musclé sa présence militaire à Kaliningrad, y organisant d’importantes manœuvres. Ces dernières années, des missiles à vecteur nucléaire et des systèmes de défense anti-aérienne S-400 y ont été installés et des missiles hypersoniques déployés en février 2022, juste avant l’entrée des troupes russes en Ukraine.
C’est également à Kaliningrad qu’on trouve le quartier général de la flotte russe de la Baltique.
“A l’origine, dans les traités, on parlait de marchandises mais (…) les Russes ont militarisé Kaliningrad et cela fait déjà plusieurs années que les Lituaniens s’en inquiètent”,explique Jean-Dominique Giuliani.
Ce territoire stratégique pourrait, par le biais d’une fine bande de terrain, le passage de Suwalki, se transformer en porte d’entrée de la Russie vers les États baltes. Un mouvement russe pour fermer le corridor aboutirait à encercler les pays baltes, tandis que les batteries de missiles stationnées à Kaliningrad menaceraient les voies maritimes.
Ajoute les précisions publiée le 13 juillet par la Commission européenne sur le transit par rail entre l’enclave de Kaliningrad et le reste de la Russie
Revoici avec nom correctement orthographié après le 2e intertitre