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Les grenades incendiaires, une arme nouvelle dans le conflit ukrainien ?

Les grenades incendiaires, une arme nouvelle dans le conflit ukrainien ? - Featured image

Author(s): Romane Bonnemé

La vidéo de la destruction d’un char russe, filmée par l’armée ukrainienne, montre comment leurs forces militaires ukrainiennes utilisent des drones munis de bombes incendiaires pour détruire les chars ennemis. Sur Twitter, des internautes suggèrent que l’utilisation de ces “grenades incendiaires” pourrait être “une première” dans le conflit. Ce n’est pourtant pas le cas. Depuis le début de la guerre, les forces armées russes et ukrainiennes utilisent des grenades incendiaires, assez souvent fabriquées de façon artisanale, notamment sous la forme d’engins inflammables transportés par drones.

Sur les 60 secondes que dure la vidéo, les 30 dernières frappent les esprits. Sur fond de musique classique, on y voit d’abord un soldat ukrainien, en combinaison de camouflage, tapis dans une clairière, qui vise avec son canon. Il lance une roquette qui atterrit à plusieurs kilomètres de là. Dans le deuxième plan, la vue est aérienne, il y a un char vu de haut sur lequel une bombe est lâchée. Quelques secondes plus tard, le char s’enflamme, puis apparaît détruit, ravagé par les flammes.

Cette vidéo circule beaucoup sur les réseaux sociaux depuis quelques jours (iciici ou ). Elle a notamment été visionnée près de 24.000 fois sur une publication Twitter.

À en croire les internautes qui la partagent, cette vidéo pourrait faire changer le cours de la guerre, qui oppose l’Ukraine à la Russie depuis février 2022 : “Il s’agit peut-être de la première utilisation documentée de ce type de bombes [incendiaires lancées par des drones]”, peut-on ainsi lire en légende de cette autre publication Twitter.

Selon eux, ce serait donc la première fois que les forces ukrainiennes utiliseraient des bombes incendiaires et cela pourrait avoir des répercussions, notamment une éventuelle nouvelle escalade du conflit.

Mais que sait-on sur l’utilisation de ces armes qualifiées d'”incendiaires” par l’Ukraine ? L’équipe Décrypte a mené l’enquête.

Bombes incendiaires, de quoi parle-t-on ?

Ces bombes, qualifiées d’incendiaires, correspondent à une définition très précise dans le protocole III de la Convention de 1980 sur les armes classiques (CCW), entré en vigueur en 1983. Ainsi, une “arme incendiaire” est définie comme “toute arme ou munition essentiellement conçue pour mettre le feu à des objets ou pour infliger des brûlures à des personnes par l’action des flammes, de la chaleur ou d’une combinaison des flammes et de la chaleur, que dégage une réaction chimique d’une substance lancée sur la cible. Elles peuvent prendre la forme, par exemple, de lance-flammes, de fougasses, d’obus, de roquettes, de grenades, de mines, de bombes et d’autres conteneurs de substances incendiaires”.

Outre les brûlures, parfois jusqu’aux os, ces armes peuvent également provoquer des lésions respiratoires, des infections et entraîner des handicaps physiques et traumatismes psychologiques irréversibles. “Il n’est pas possible de contrôler l’endroit où elles tombent. Il est donc difficile de s’assurer qu’aucun civil n’est blessé”, indique Dr Marina Miron, chercheuse au département des études de défense du King’s College de Londres interviewée par ABC.

C’est notamment à cause des dégâts humains sur les populations civiles que l’utilisation d’armes incendiaires larguées par voie aérienne dans les zones peuplées est interdite par le protocole III de la Convention de 1980 sur les armes classiques (CCW). En revanche, il autorise l’utilisation de modèles lancés depuis le sol dans certaines circonstances.

Ce Protocole a été ratifié par 115 Etats, dont l’Ukraine et la Russie, ce qui signifie qu’ils s’engagent à respecter ses stipulations.

La bombe utilisée dans cette vidéo est-elle l’une de ces bombes incendiaires ?

Pour y répondre, il faut d’abord savoir ce qui a posté cette vidéo, puis l’analyser.

D’où vient cette vidéo ?

Tout au long de la vidéo, il y a un insigne rouge et noir en haut à gauche, facilement reconnaissable.

Il s’agit de l’armoirie de 45e brigade des forces terrestres ukrainiennes.

En allant sur leurs différents réseaux sociaux de cette brigade, on retrouve effectivement cette vidéo postée sur leur page Facebook le 6 avril 2023.

Elle est accompagnée de la légende : “Виявили ціль, знерухомили, а потім добили: протитанкісти 87 дивізіону 45 окрема артилерійська бригада Збройних Сил України знищили Т 90 “Прорив”” (Détecté la cible, perturbé, puis battu : les antichars de la 87e division 45e brigade d’artillerie des forces armées ukrainiennes ont détruit le T 90 “Breakthrough”.)

Que voit-on ?

Dans la première séquence, on voit donc un soldat ukrainien, en lisière de forêt, qui lance un missile. Est inscrite en bas de l’image une phrase en ukrainien que nous avons pu traduire grâce à l’intelligence artificielle de Google Lens (moyennant quelques fautes d’orthographe) : “La Divison 45 a découvert un char ennemi”.

© Captures d’écran Facebook

Dans la deuxième séquence, la caméra suit la munition vers la gauche de l’image. Une munition qui tombe à plusieurs kilomètres de là. Une inscription en ukrainien précise même sur la vidéo : “Tank T90 “Percée””.

“Percée” étant la traduction littérale de “Breakthrough”, soit l’un des modèles de T-90M.

© Captures d’écran Facebook

Puis une autre phrase en ukrainien apparaît sur l’image : “Le réservoir a été endommagé, l’équipage s’est échappé”.

Il pourrait s’agir d’un premier tir par canon dont l’objectif est de neutraliser un char à distance et faire fuir ses occupants.

© Captures d’écran Facebook

La troisième partie de la vidéo – celle qui fait dire aux internautes qu’il s’agit d’une première pour l’armée ukrainienne – montre un char vu du ciel qui s’enflamme après qu’une bombe lui tombe dessus. On lit en bas de l’écran “L’obtenir !” en ukrainien.

© Captures d’écran Facebook

Dans les images qui suivent, on voit d’abord l’impact de la bombe qui fait s’enflammer le premier char. Puis un second char, subit le même sort : une bombe est larguée du ciel. Le véhicule est touché puis il s’enflamme.

Sans aucun doute, ce n’est pas le même char car il y a de la neige dans la première vidéo alors qu’il n’y en a pas dans la seconde. Il peut s’agir de chars neutralisés par des bombes envoyées à l’aide d’un canon comme dans la première partie de la vidéo, qui sont ensuite détruits, une fois que leurs occupants se sont enfuis comme on peut le voir avec la trappe du dessus ouverte.

© Captures d’écran Facebook

 

Sur la dernière partie de la vidéo, derrière un nuage de fumée, on aperçoit un char. Il est inscrit en ukrainien : “Détruit”.

© Captures d’écran Facebook

Quel est ce char ?

Selon les forces ukrainiennes dans la légende leur publication Facebook, il s’agirait d’un char de type T-90M Proriv.

En observant plusieurs sites de comparaisons de chars, il apparaît que celui de la vidéo de la 45e brigade des forces terrestres ukrainiennes est très ressemblant à un T-90M Proriv.

Ces chars de combat russes, construits par la société UVZ, (pour Uralvagonzavod), sont entrés en service en 2020. D’un poids de 48 tonnes chacun, ils peuvent aller jusqu’à 60 kilomètres/heure avec une autonomie maximale de 550 km, il transporte 43 munitions pour son canon, 1550 cartouches pour ses deux mitrailleuses, lit-on sur le site spécialisé Army Recognition.

© Captures d’écran Facebook et du blog TankPorn

S’agit-il d’une arme incendiaire ?

Malgré la qualité de la vidéo assez médiocre, après une analyse attentive, Samuel Longuet chercheur au GRIP remarque que “la munition, larguée depuis un petit drone, se comporte comme un cocktail Molotov pour lequel la bouteille en verre aurait été remplacée par un petit ballon, qui, remplie avec un mélange d’essence et d’alcool, s’enflamme au moment où le ballon se rompt. Ça a l’air assez artisanal.”

Toujours selon le chercheur, ce genre d’attaque, assez fréquente, s’opère en deux temps : d’abord attaquer avec le canon à distance pour neutraliser l’engin et faire fuir les soldats qui l’occupent, puis le détruire avec une bombe artisanale ou pas, à l’aide d’un drone.

Il s’agit bien ici de la projection par un drone, à faible distance, d’un engin inflammable artisanal, “ce qui n’a rien de nouveau, ajoute Samuel Longuet, les Ukrainiens ont eu recours à ces armes incendiaires artisanales depuis le début de la guerre. Ce serait donc quelque chose de tout à fait classique dans le courant des activités militaires”.

© Captures d’écran Facebook

Rien d’inédit

Ce n’est effectivement pas la première fois que l’armée ukrainienne détruit des chars russes en utilisant une arme incendiaire artisanale, notamment des cocktails Molotov fabriqués avec une bouteille de bière.

Début mai 2022, le ministère de la défense ukrainienne avait communiqué, au sujet de “l’élimination du premier T-90M “Proryv” dans la région de Kharkiv”.

Ce char aurait, lui, été détruit par des grenades incendiaires, avait indiqué le ministère en se basant sur une publication Facebook des Forces de défense territoriales des forces armées ukrainiennes. Il ne précise pas comment elles ont été manufacturées.

Une conférence de presse organisée le 16 mars 2023 par l’état-major général des forces armées ukrainiennes revient sur cet évènement comme le montre la photo ci-dessous.

Le lieutenant Andrei Rudyk, représentant du Centre de recherche sur les armes capturées de l’état-major général des forces armées ukrainiennes, s’adresse aux médias lors d’une réunion d’information à Kiev, en Ukraine, le 16 mars 2023. Les experts du Centr
Le lieutenant Andrei Rudyk, représentant du Centre de recherche sur les armes capturées de l’état-major général des forces armées ukrainiennes, s’adresse aux médias lors d’une réunion d’information à Kiev, en Ukraine, le 16 mars 2023. Les experts du Centr © Oleksii Chumachenko/Anadolu Agency via Getty Image

Plus récemment, le 20 février 2023, le ministère de la défense ukrainienne annonce, vidéo à l’appui, qu'”un autre char russe moderne T-90M Proryv a été détruit dans la région de Kharkiv.”

On lit par ailleurs que “le char russe a été touché à l’aide de reconnaissance et de correction de drones”.

 

Une guerre à moindres coûts

Tandis que l’usage d’armes incendiaires de ce type n’est pas sans précédent, cette nouvelle vidéo “illustre encore une fois l’ingéniosité des Ukrainiens pour adapter des outils civils à un usage militaire, ainsi que le rôle de plus en plus important dans les opérations militaires que prennent des drones de petite taille, similaires à ceux vendus dans le commerce”, indique Samuel Longuet.

Il ajoute : “il y a vraiment un développement d’un format de guerre où on essaye de réutiliser ce qu’on a sous la main, de limiter au maximum les coûts et d’utiliser de plus en plus des matériels qui sont sacrifiables”.

Pas un drone kamikaze

Bien qu’un drone ait été utilisé pour lancer ce cocktail Molotov, il n’est pas qualifié de “kamikaze”, en ce qu’il n’est pas détruit après l’envoi de la munition.

Les drones que l’on appelle “kamikazes”, beaucoup plus volumineux, ont fait l’objet d’une attention de la communauté internationale en novembre dernier quand l’Iran a décidé d’en fournir à la Russie.

“Ces drones vont coûter 20.000 €, donc c’est beaucoup moins cher qu’un missile de croisière et ils permettent de faire de gros dégâts en ne dépendant pas trop d’argent”, souligne Samuel Longuet.

Selon la BBC, Moscou utilise des drones Shahed-136 (également appelé Geranium-2 par la Russie) de fabrication iranienne dans le conflit depuis l’automne dernier. Avec une envergure de 2,5 mètres, ce type de drone est équipé d’explosifs dans une ogive placée sur son nez et est conçu pour flotter au-dessus d’une cible jusqu’à ce qu’il reçoive l’ordre d’attaquer.

Pour les contrer, l’Ukraine peut utiliser des armes légères, des mitrailleuses lourdes, des missiles antiaériens portables et des dispositifs de brouillage électronique.

Les forces armées ukrainiennes affirment avoir réussi à abattre plus de 80% de tous les drones russes.

L’Ukraine utilise, elle aussi, des drones kamikazes comme l’indique également la BBC. Près 700 drones kamikazes Switchblade américains auraient été fournis à Kiev, rapporte le média britannique qui ajoute qu'”on ne sait pas si l’un d’entre eux a déjà été utilisé”.

Les experts interrogés par la BBC affirment que “l’Ukraine a utilisé des drones kamikazes l’automne dernier pour attaquer une base militaire russe dans l’ouest de la Crimée, une base aérienne près de Sébastopol et des navires dans le port de Sébastopol. La Russie affirme que l’Ukraine a également utilisé des drones kamikazes en décembre pour trois attaques distinctes contre les bases aériennes de Saratov et de Riazan, toutes deux situées à des centaines de kilomètres à l’intérieur du territoire russe”.

L’usage de bombes au phosphore n’est pas avéré

Contrairement à ce qu’affirment certains internautes, cette vidéo ne révèle pas un usage nouveau et inédit de bombes incendiaires sur des engins russes. Des attaques de ce type ont lieu depuis le début du conflit.

Leur utilisation serait une première “s’il s’agissait d’armes spécifiquement incendiaires, comme le phosphore blanc, le napalm, ou la thermite. L’emploi de ces armes est strictement interdit contre des civils ou à proximité de concentrations de civils mais même leur utilisation contre des objectifs militaires isolés est controversée” avance Samuel Longuet chercheur au GRIP, qui ajoute “mais ce n’est pas le cas ici. Le phosphore blanc brûle de façon très brillante et lumineuse. Il n’y a rien de tel dans cette vidéo”.

Depuis le début, l’Ukraine accuse la Russie d’utiliser ce type de bombes au phosphore sur des civils, ce que Moscou dément catégoriquement. Or, pas plus tard que le 14 mars dernier, un incendie a été provoqué par une bombe au phosphore blanc dans le village de Tchassiv Iar près de Bakhmout en Ukraine.

Aucune preuve en revanche que l’armée ukrainienne utilise ce type de bombe au phosphore.

Ces quinze dernières années, selon Human Rights Watch, “ces munitions ont été utilisées par les forces de la coalition dirigée par les États-Unis contre l’État islamique (ISIS) en Irak et en Syrie en 2017, par les forces de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen en 2016, par Israël à Gaza en 2008-2009, par la Force internationale d’assistance à la sécurité et par les Talibans en Afghanistan entre 2005 et 2011, par les forces éthiopiennes en Somalie en 2007, et par les États-Unis en Irak en 2004”.

Excluent du protocole III de la Convention de 1980 sur les armes classiques, les armes au phosphore ne sont donc pas interdites. En revanche, en vertu d’une Convention signée en 1980 à Genève, elles sont prohibées contre les populations civiles.