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Théories profanes des troubles info démocratiques : étude qualitative approfondie des publics belge et luxembourgeois – Résumé de D3.2.4

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Introduction

Ce résumé présente les grands aspects du rapport de recherche D3.2.4 d’EDMO BELUX, qui s’inscrit dans la continuité du rapport D3.2.2 (Wiard et al., 2022[1]) et dévoile les résultats finaux de l’étude qualitative des publics belge et luxembourgeois sur le thème des théories profanes des troubles info‑démocratiques. L’étude se penche sur l’importante question de la réception de la désinformation/mésinformation dans les sociétés démocratiques, en particulier dans le contexte de crises majeures comme la guerre entre la Russie et l’Ukraine et la pandémie de COVID‑19. Contrairement à l’étude précédente, qui portait principalement sur la production et la diffusion des « fake news », cette étude s’intéresse à leur réception et explore la manière dont les publics belge et luxembourgeois comprennent la relation qui existe entre la désinformation/mésinformation et les troubles démocratiques, un concept que nous désignons par le terme « troubles info‑démocratiques ». L’étude utilise le concept de « théorie profane » pour représenter la compréhension de la désinformation/mésinformation par le public. Elle s’appuie sur l’analyse qualitative de 28 entretiens semi‑directifs menés avec des utilisateurs de réseaux sociaux et identifie neuf théories profanes (et plus de 20 sous‑théories) liées à ce phénomène. Les résultats alimentent les échanges de vues universitaires sur la désinformation/mésinformation, l’éducation aux médias, le journalisme et le fact‑checking, ainsi que les réflexions continues des acteurs quant à la manière d’atténuer efficacement la désinformation/mésinformation.

Cadre théorique et méthodologie

Cette étude s’intéresse à la compréhension de la désinformation/mésinformation par le public, au moyen des concepts de « théories profanes » et de « troubles info‑démocratiques ». Elle repose sur le postulat selon lequel, même si elle n’est pas neuve, la désinformation/mésinformation s’est complexifiée et exerce une incidence plus importante en raison de l’influence accrue des réseaux sociaux et des algorithmes, mais aussi de la politique identitaire et de la polarisation. Le concept de « théories profanes » est au cœur de cette étude. Il renvoie aux croyances, aux hypothèses et aux généralisations du profane concernant un phénomène en particulier. Dans le contexte des médias et de la communication, les théories profanes influencent la manière dont les individus comprennent les médias et interagissent avec ou à travers eux. Les théories profanes se fondent sur les expériences personnelles, les récits publiés dans les médias et les discussions sur les réseaux sociaux. Cette étude porte en particulier sur la manière dont les théories profanes déterminent la compréhension, par le public, du rapport existant entre les troubles informationnels et les troubles démocratiques.

D’un point de vue méthodologique, l’étude s’appuie sur 28 entretiens semi‑directifs menés auprès d’utilisateurs actifs des réseaux sociaux en Belgique et au Luxembourg, pendant 18 mois en 2022 et en 2023. Les participants ont été sélectionnés sur les réseaux sociaux au moyen d’une méthode d’échantillonnage en boule de neige visant à cibler les individus les plus susceptibles d’être exposés à de la désinformation/mésinformation. Cette stratégie nous a mis en contact avec des informateurs très divers, que nous avons classés en cinq catégories sur la base de leur mode de consommation des médias : les « consommateurs fidèles », les « démystificateurs fidèles », les « collecteurs de nouvelles », les « démystificateurs rebelles » et les « rebelles ». Au total, l’échantillon est constitué de 10 informateurs belges francophones, de 9 informateurs belges néerlandophones et de 9 informateurs luxembourgeois. Nous avons appliqué une stratégie analytique essentiellement inductive, qui a consisté à coder les entretiens par thème, à effectuer des analyses par informateur, puis à réaliser une analyse transversale afin d’identifier et de distinguer les diverses théories profanes. Cette méthode nous a permis de comprendre, avec la nuance nécessaire, la manière dont les différents types d’utilisateurs des médias conceptualisent les interactions entre les troubles informationnels et les processus démocratiques. L’étude souligne que, même si elles ne sont pas validées scientifiquement, les théories profanes déterminent la manière dont le public comprend les médias et les institutions démocratiques et interagit avec ces acteurs.

Principales constatations

Notre étude nous a permis d’identifier neuf théories profanes et plus de 20 sous‑théories liées aux troubles info‑démocratiques. Le tableau 1 ci‑dessous en donne un résumé.

Tableau 1. Aperçu des théories profanes des troubles info‑démocratiques identifiées par l’étude

  • (TP1) Les médias traditionnels font leur travail
    • (TP1.1) Les médias traditionnels commettent des erreurs humaines mineures
    • (TP1.2) L’orientation politique n’est pas un problème crucial
    • (TP1.3) Il faut prendre les réseaux sociaux non filtrés avec des pincettes
  • (TP2) La démocratie mérite mieux qu’un journalisme médiocre
    • (TP2.1) La partialité dans l’information est très problématique
    • (TP2.2) Les informations sont guidées par les intérêts économiques
      • (TP2.2.1) Journalisme rapide
      • (TP2.2.2) Journalisme à sensation
      • (TP2.2.3) Journalisme amateur
      • (TP2.2.4) Le journalisme est (avant tout) un business
    • (TP2.3) Il y a un manque de contradiction
    • (TP2.4) Le journalisme entretient les préjudices sociaux
    • (TP2.5) Journalisme atomisé
  • (TP3) Les citoyens sont déconnectés de la politique
    • (TP3.1) Les journalistes doivent rendre les actualités politiques plus attrayantes
    • (TP3.2) Les politiciens doivent mieux dialoguer avec le public
  • (TP4) Le débat public est perturbé
  • (TP5) Les médias traditionnels font partie/sont victimes d’un complot ourdi par l’élite financière (et l’élite politique)
    • (TP5.1) Les élites financière et politique manipulent délibérément les médias
      • (TP5.1.1) Suivez l’argent
      • (TP5.1.2) Censure et contrôle politiques
    • (TP5.2) Les médias manipulent délibérément le public
    • (TP5.3) Nous sommes des journalistes hypercritiques autodidactes
  • (TP6) La définition de la vérité est politique
    • (TP6.1) La vérité n’est qu’une question de point de vue
    • (TP6.2) La vérité n’a aucune incidence sur la persuasion du public
    • (TP6.3) Il ne faut pas confondre désaccord et désinformation
  • (TP7) La désinformation est une technique spécifique d’élaboration de campagnes politiques (transnationales)
  • (TP8) Il y a des problèmes plus graves que les fake news
    • (TP8.1) Les « fake news » ont toujours existé
    • (TP8.2) Seules les théories complotistes constituent de la désinformation
    • (TP8.3) L’invocation rhétorique des « fake news »
  • (TP9) Les troubles info démocratiques sont un problème lié au public
    • (TP9.1) La plupart des gens sont vulnérables en raison de facteurs socio psychologiques universels
    • (TP9.2) Certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres
    • (TP9.3) La culture de l’information unique du Luxembourg
    • (TP9.4) L’effet tiers : c’est toujours l’autre qui est vulnérable

FT1. Les médias traditionnels font leur travail

La théorie profane « Les médias traditionnels font leur travail » émerge fortement, en particulier chez les « consommateurs fidèles » et les « démystificateurs fidèles ». Les participants font confiance aux médias traditionnels et attribuent principalement la diffusion de la désinformation/mésinformation aux réseaux sociaux et aux sources médiatiques « alternatives ». Ils admettent que les articles des médias traditionnels ne sont pas tous de qualité égale, mais ils les considèrent généralement comme des sources d’information fiables. Cette croyance est ancrée dans la perception selon laquelle les professionnels des médias traditionnels sont guidés par des normes éthiques. Les participants accordent davantage d’estime aux médias publics qu’aux médias privés. L’idée selon laquelle les journalistes sont davantage poussés par leur passion professionnelle plus que par le gain financier est aussi prépondérante. Toutefois, les partisans de la théorie profane « Les médias traditionnels font leur travail » reconnaissent que les journalistes commettent parfois des « erreurs humaines » (TP1.1) et laissent ainsi entendre que les erreurs sont inévitables dans le journalisme, mais qu’elles sont généralement mineures et n’ont pas d’incidence cruciale sur la démocratie. Les informateurs voient ces erreurs comme des failles dans lesquelles s’engouffrent les « théoriciens complotistes » pour discréditer les médias, mais ils croient en la capacité des médias traditionnels à s’autocorriger et à maintenir un haut niveau de professionnalisme. L’étude révèle que certains informateurs favorables à la théorie profane « Les médias traditionnels font leur travail » ne perçoivent pas l’orientation politique des médias traditionnels comme un problème crucial pour la démocratie (TP1.2). Bien qu’ils admettent que les médias ne sont pas tout à fait neutres, les informateurs considèrent cette partialité comme un aspect normal d’une démocratie qui fonctionne. Ils prônent la diversification des sources d’information pour obtenir différents points de vue, une pratique jugée essentielle pour se forger une opinion éclairée. Les adeptes de cette théorie profane portent un regard sceptique sur les réseaux sociaux et déplorent le manque de mécanismes de filtrage et de vérification (TP1.3). Ils ne rejettent pas totalement les réseaux sociaux, mais insistent sur la nécessité de faire preuve de discernement en sélectionnant des sources fiables plutôt qu’en effectuant ses vérifications soi‑même.

FT2. La démocratie mérite mieux qu’un journalisme médiocre

Cette théorie profane est à l’opposé de la perception positive des médias traditionnels. En général, elle considère que, dans son état actuel, le journalisme, et les médias traditionnels populaires en particulier, ne répondent pas aux besoins d’une société démocratique. Elle s’appuie sur la croyance selon laquelle le journalisme doit être responsable, exact et respecter des critères plus stricts pour soutenir efficacement la démocratie. Cette théorie profane se décline en de nombreuses sous‑théories. Premièrement, certains individus estiment que la partialité dans l’information est très problématique (TP2.1). Ce raisonnement met en évidence des préoccupations de partialité politique manifeste chez certains médias d’information. Les informateurs ont le sentiment que cette partialité donne lieu à un mélange d’informations et d’opinions, qui s’écarte de l’idéal du journalisme « objectif ». Deuxièmement, si l’on en croit la sous‑théorie « Les informations sont guidées par les intérêts économiques » (TP2.2), le journalisme est aujourd’hui dans un piteux état en raison de l’importance accordée aux intérêts économiques concurrentiels. Cette sous‑théorie englobe plusieurs raisonnements, comme le journalisme rapide, la recherche de sensationnalisme, l’amateurisme du travail journalistique et la perception du journalisme comme un business faisant passer le profit avant la qualité. Chacun de ces raisonnements met en lumière un aspect différent de l’influence qu’exercent les pressions économiques sur le contenu et la qualité journalistiques. La troisième sous‑théorie qui compose cette théorie profane, en particulier chez les « rebelles » et les « démystificateurs rebelles », est le manque de contradiction perçu (TP2.3) dans la couverture médiatique traditionnelle. Cette sous‑théorie profane affirme que les médias grand public ne présentent pas l’information sous diverses perspectives, ce qui donne lieu à une uniformité de points de vue. Elle vient contrer la sous‑théorie « La partialité dans l’information est très problématique », qui considère que chaque média a son propre point de vue politique. Cette sous‑théorie du « manque de contradiction » laisse transparaître des inquiétudes quant au fait que les journalistes n’assument pas leur rôle de veille, ce qui entraîne une homogénéité dans la couverture médiatique, souvent perçue comme politiquement correcte ou conforme à la morale. Un quatrième aspect qui inquiète est celui du rôle du journalisme dans l’entretien des préjudices sociaux (TP2.4). Des informateurs issus de plusieurs catégories font remarquer que les pratiques journalistiques peuvent involontairement contribuer aux inégalités et aux injustices sociales. C’est particulièrement évident lorsque des sujets sensibles touchant aux minorités raciales ou religieuses, aux migrants, aux droits des femmes et aux affaires d’inceste sont couverts. Enfin, selon la dernière sous‑théorie de la théorie profane du « journalisme médiocre » (TP2.5), les pressions économiques poussent les journalistes à produire des articles fragmentés, qui empêchent d’appréhender les questions complexes dans leur ensemble et donnent lieu à une sorte de journalisme atomisé. L’absence de mémoire historique chez les journalistes les plus jeunes est considérée comme un facteur aggravant, parce qu’ils ne fournissent souvent pas le contexte nécessaire pour permettre de bien comprendre les événements actuels.

FT3. Les citoyens sont déconnectés de la politique

Cette théorie profane, que l’on retrouve principalement chez les « consommateurs fidèles » et les « démystificateurs fidèles », met en évidence le manque de communication entre le gouvernement et les citoyens. D’après certains, cette déconnexion est due au fait que les journalistes ne parviennent pas à rendre les actualités politiques attrayantes et accessibles, et selon d’autres, les politiciens ne dialoguent pas efficacement avec le public, en particulier sur les plateformes de réseaux sociaux.

FT4. Le débat public est perturbé sur les réseaux sociaux

Les informateurs qui adhèrent à cette théorie profane estiment que les débats en ligne sont cruciaux pour la démocratie, mais s’inquiètent de l’incidence négative des plateformes de réseaux sociaux sur les processus de délibération. La théorie met en avant les effets néfastes des trolls et des acteurs malintentionnés qui utilisent de faux profils pour perturber le débat constructif. Ces acteurs, qui se cachent souvent derrière l’anonymat, empêchent d’avoir de véritables discussions et polarisent les débats. Cette théorie profane critique également le manque d’efficacité de la modération de contenu sur les réseaux sociaux, qui contribue à déformer la réalité et à renforcer les préjugés sociaux et les discriminations.

FT5. Les médias traditionnels font partie/sont victimes d’un complot ourdi par l’élite financière (et l’élite politique)

Un nombre important d’informateurs, surtout parmi les « démystificateurs rebelles », voient les médias traditionnels comme faisant partie ou étant victimes d’un complot ourdi par les élites financière et politique. À en croire cette théorie profane, les médias traditionnels ne font que répercuter les récits intentionnellement diffusés par les élites puissantes, qui manipulent l’opinion publique. Cette théorie souligne le rôle crucial du journalisme hypercritique pour mettre au jour les vérités cachées et aller à l’encontre des « discours officiels ». Les informateurs expriment leur besoin de médias capables de renverser le statu quo et de présenter des points de vue alternatifs, et déclarent souvent se tourner vers des sources médiatiques non traditionnelles pour aller chercher des informations à contre-courant des récits grand public. Une première sous‑théorie (TP5.1) soutient que les élites financière et politique manipulent délibérément les médias pour servir leurs intérêts. Cette sous‑théorie se subdivise en deux grands raisonnements, le premier laissant entendre que des « intérêts économiques supérieurs » orientent les événements du monde et les récits médiatiques (« suivez l’argent »), et le deuxième affirmant que les politiciens exercent un contrôle et une censure sur les médias. Une deuxième sous‑théorie (TP5.2) part du principe que les médias manipulent le public, soit délibérément, soit à la manière de « perroquets » manipulés par les élites. Certains considèrent que cette manipulation sert le programme caché de l’élite par l’intermédiaire de plusieurs mécanismes, qui consistent à filtrer les informations, à susciter la crainte et à creuser les divisions sociales. Résultat : la population est laissée dans l’ignorance ou détournée des vrais problèmes, ce qui affaiblit le processus démocratique. Enfin, certains individus qui adhèrent à cette théorie profane avancent qu’il appartient aux citoyens de faire le travail des journalistes (TP5.3), puisque ces derniers ne font pas les « recherches » ou les « enquêtes » qu’ils sont censés faire. De ce point de vue, ce sont les « théoriciens complotistes » qui assument en réalité un rôle de veille.

FT6. La définition de la vérité est politique

Dans le cadre de cette théorie profane, les informateurs remettent en question la notion de vérité objective dans le débat public et insinuent que ce qui est considéré comme vrai ou faux est largement déterminé par la persuasion politique plutôt que par l’exactitude factuelle. Une première sous‑théorie (TP6.1), principalement partagée par les « démystificateurs rebelles » et les « rebelles », considère la vérité comme étant relative et fonction du point de vue de chacun. Les personnes qui partagent cette vision donnent souvent la priorité aux « médias alternatifs », qu’elles considèrent comme équivalant aux sources grand public, et sont d’avis que, dans un litige, les deux parties ont leur vérité. Une deuxième sous‑théorie (TP6.2) met l’accent sur la nature politique de la vérité. Elle laisse entendre que, même si certains faits sont plus précis que d’autres, la perception du public est en définitive davantage façonnée par les récits politiques que par la précision factuelle. Il en découle un scepticisme vis‑à‑vis des tentatives d’établir une vérité universelle, avec une préférence pour un débat sur l’exactitude factuelle davantage fondé sur le contenu. Enfin, une troisième sous‑théorie profane (TP6.3) insiste sur l’existence légitime de points de vue différents dans les débats publics et met en garde contre le risque de faire l’amalgame entre un désaccord légitime et des « fake news ». Les partisans de cette sous‑théorie avancent que les désaccords politiques sont souvent considérés à tort comme des « fake news », ce qui porte atteinte à un discours démocratique sain. Ils admettent l’existence d’une vérité factuelle, mais s’inquiètent de la politisation du fact‑checking, qui considère parfois des opinions comme des faits, ce qui entraîne une polarisation et une simplification à outrance de questions complexes.

FT7. La désinformation est une technique spécifique d’élaboration de campagnes politiques (transnationales)

Cette théorie profane considère la désinformation comme un outil stratégique utilisé pour élaborer des campagnes politiques, à la fois à l’échelon national et international. Au niveau national, elle est vue comme une stratégie à laquelle ont surtout recours les partis politiques extrémistes, en particulier d’extrême droite. À l’échelle internationale, elle est dépeinte comme une technique répandue utilisée par les États (comme la Russie ou la Chine) à des fins de déstabilisation politique ou d’amélioration de leur image. Les partisans de cette théorie voient également la désinformation comme un business mondial, qui sert divers acteurs et idéologies politiques.

FT8. Il y a des problèmes plus graves que les « fake news »

Cette théorie profane minimise l’importance de la désinformation/mésinformation et la considère comme un problème qui a toujours existé (TP8.1), comme un phénomène exagéré qui ne concerne que les « théoriciens complotistes » (TP8.2) ou comme un terme mal utilisé ou rhétoriquement galvaudé (TP8.3).

FT9. Les troubles info‑démocratiques sont un problème lié au public

Cette dernière théorie profane attribue la responsabilité de la désinformation/mésinformation au public plutôt qu’aux plateformes médiatiques ou numériques. Elle englobe plusieurs sous‑théories. Premièrement, certains informateurs mettent en avant les prétendus facteurs socio‑psychologiques universels (TP9.1) et donnent à penser que tout le monde est vulnérable à la désinformation/mésinformation en raison de caractéristiques universelles propres à l’être humain, comme le biais de confirmation ou le manque d’éducation aux médias. Deuxièmement, d’autres informateurs mettent l’accent sur les facteurs plus sociologiques de la désinformation/mésinformation et affirment que certains groupes (comme les personnes âgées ou les adeptes des opinions politiques extrémistes) sont plus vulnérables que d’autres (TP9.2). Troisièmement, quelques‑uns de nos informateurs luxembourgeois ont vanté la culture de l’information unique de leur pays et son influence sur leur sensibilité à la désinformation/mésinformation, dans le sens positif comme négatif (TP9.3). Enfin, plusieurs informateurs croient en la théorie profane de l’« effet tiers » (TP9.4) et estiment que les autres sont plus vulnérables à la désinformation/mésinformation qu’eux‑mêmes. Ils perçoivent donc le problème comme concernant « les autres ».

Conclusion

Cette étude fondée sur le concept des « théories profanes » explore largement et en profondeur les différentes manières dont les publics belge et luxembourgeois conceptualisent le phénomène de la désinformation/mésinformation et son rapport à la politique et à la démocratie. En s’intéressant aux différents points de vue et compréhensions que les individus ont des troubles informationnels et démocratiques, l’étude va au‑delà des types de théories profanes existants et contribue à améliorer nos connaissances sur la désinformation/mésinformation au croisement des études sur le journalisme et des études de population. Cette étude fournit de nouvelles informations qui incitent à réfléchir aux stratégies actuellement utilisées pour atténuer la désinformation/mésinformation, comme le fact‑checking et les initiatives d’éducation aux médias.

Premièrement, l’étude met en avant la complexité des différentes compréhensions de la désinformation/mésinformation par le public. La diversité des théories profanes mises au jour souligne la nécessité de prendre des mesures contre la désinformation/mésinformation pour faire preuve de flexibilité et de réactivité face aux nombreux points de vue existant au sein des publics cibles. Il est peu probable qu’une approche universelle fonctionne efficacement, étant donné la nature variée et parfois contradictoire de ces théories profanes. Cette information est cruciale pour les professionnels actifs dans les domaines du journalisme, du fact‑checking et de l’éducation aux médias, car elle incite à adopter une approche plus nuancée et mieux adaptée pour lutter contre la mésinformation et la désinformation.

Deuxièmement, l’étude fait état d’une importante lacune dans la connaissance, par le public, des interactions entre les organisations médiatiques, les institutions politiques et les acteurs économiques. Il s’agit là d’un domaine qui pourrait s’avérer intéressant pour étendre le champ d’application des initiatives d’éducation aux médias, qui pourraient contribuer à améliorer la compréhension globale de l’écosystème médiatique par le public.

Troisièmement, l’étude met en évidence le défi qui consiste à favoriser une approche critique des médias et des informations sans attiser par mégarde la méfiance vis‑à‑vis des médias d’information professionnels, qui sont d’une importance vitale pour une démocratie saine. Cette approche impliquerait notamment d’examiner explicitement des notions et questions épistémologiques complexes telles que la « connaissance », l’« objectivité », l’« impartialité », la « neutralité », l’« opinion », la « recherche », etc. Il ressort de notre analyse que des approches de la désinformation/mésinformation limitées à la vérification et à la correction de « faits » sont susceptibles d’être perçues comme simplistes, voire manipulatrices.

Enfin, les résultats de l’étude indiquent qu’il faut voir la désinformation/mésinformation comme un symptôme de problèmes de société plus larges, touchant en particulier à la logique économique dominante et à l’état actuel de la démocratie. La plupart des critiques tirées des théories profanes appellent à davantage d’engagement démocratique, de responsabilisation, de transparence, ce qui fait ressortir le désir largement partagé d’un processus démocratique plus participatif et plus inclusif, dont il convient de mieux tenir compte dans les initiatives visant à atténuer la désinformation/mésinformation.

En guise de conclusion, cette étude nous permet non seulement de mieux comprendre comment les publics conceptualisent et appréhendent les notions de mésinformation et de désinformation, mais nous fournit également de précieuses informations pour poursuivre la recherche et la pratique à l’avenir. L’approche nuancée qui a été choisie pour l’étude, à savoir la prise en compte de différentes théories profanes, plaide fortement en faveur de stratégies d’atténuation de la désinformation/mésinformation mieux ciblées et plus réactives.

[1] Voir Wiard, Victor; Patriarche, Geoffroy; Dufrasne, Marie; Rasquinet, Olivier. Folk theories of info-democratic disorders: preliminary results from an ongoing qualitative audience study in Belgium and Luxembourg. (2022) 57 + v pages. http://hdl.handle.net/2078.3/266130

 

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