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La Belgique peut-elle décider seule de taxer le kérosène des avions ?

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Author(s): Romane Bonnemé

Selon la députée fédérale Sarah Schlitz (Ecolo), la décision de taxer le kérosène des avions “doit se prendre au niveau européen”. S’il est vrai que cette taxation nécessiterait une modification de plusieurs accords signés au niveau de l’Union européenne, la Belgique pourrait être proactive pour faire amender d’autres accords bilatéraux ou encore taxer ses vols intérieurs.

Ces dernières semaines, l’idée de taxer davantage l’aviation en Belgique a été évoquée par plusieurs jeunes sur les antennes de la RTBF. C’est le cas de Robin, étudiant en secondaire, lors d’un QR spécial “Un Ticket pour l’Europe” du 1er mai 2024 ou plus récemment de Charlize, 17 ans, l’une des 109 jeunes qui a interrogé six personnalités politiques sur la “Une” le 15 mai dernier.

Ce soir-là, l’adolescente se demande pourquoi le kérosène des avions échappe-t-il toujours à toute taxation contrairement à l’électricité des trains. Une mesure défendue par plusieurs partis, notamment écologistes, pour faire payer les plus gros émetteurs de CO2 afin de financer la transition écologique.

Face à Charlize, la députée fédérale Sarah Schlitz (Ecolo) répond que “cette décision de la taxation du kérosène […] [doit] malheureusement se prendre au niveau européen.”

Cette situation est-elle uniquement du ressort de l’Union européenne (UE) comme l’indique Sarah Schlitz ou la Belgique a-t-elle une marge de manœuvre ?

Seulement le kérosène “en transit”

Signature de l'accord fondant l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) à Chicago en 1944.
© Dominique Hymans (ayant-droit de certaines archives de Max Hymans, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=6221978 / Signature de l’accord fondant l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) à Chicago en 1944.

La source la plus fréquemment avancée pour expliquer l’exonération de la taxation du kérosène des avions est celui d’un accord multilatéral signé en 1944 par 52 chefs d’État : la Convention de Chicago. C’est d’ailleurs sur ce texte que se base Sarah Schlitz pour formuler sa réponse, comme nous l’indique sa porte-parole : “L’exonération du kérosène est figée dans la convention internationale de Chicago sur l’aviation civile internationale de 1944”.

C’est un peu plus complexe que cela.

Cet accord multilatéral, aujourd’hui signé par 193 pays, stipule dans un article 24 relatif aux droits de douane que le carburant contenu dans les réservoirs d’un avion à l’arrivée dans un pays (appelé carburant “en transit”) ne peut pas être taxé : “le carburant, les huiles lubrifiantes, les pièces de rechange, l’équipement habituel et les provisions de bord se trouvant dans un aéronef d’un État contractant à son arrivée sur le territoire d’un autre État contractant et s’y trouvant encore lors de son départ de ce territoire, sont exempts des droits de douane, frais de visite ou autres droits et redevances similaires imposés par l’État ou les autorités locales”, peut-on ainsi y lire.

Ce texte est donc le “reflet partiel” de l’exonération fiscale du kérosène des avions comme l’explique Thomas Leclerc, maître de conférences en droit public à l’Université de Bretagne occidentale dans sa thèse publiée en 2017 : “Cette exonération […] se limite au carburant “en transit” : celui se trouvant à bord de l’aéronef lors de son entrée dans l’espace aérien d’un État contractant et toujours présent à bord de l’aéronef lors de son départ du territoire. Cette exonération ne peut donc être assimilée […] au carburant “embarqué””.

Par carburant “embarqué”, on entend le kérosène qui serait chargé sur le tarmac de l’aéroport d’arrivée ou de départ.

Extension de l’exonération

Parce qu’elle est signée par 193 pays, la Convention de Chicago est quasiment impossible à amender car l’unanimité des parties est nécessaire. En revanche, des accords bilatéraux réglementant aussi cette question existent et sont plus facilement modifiables.

Dans ces accords signés entre deux États, l’exonération de taxation du carburant n’est pas seulement limitée au carburant “en transit”, comme dans la Convention de Chicago, mais aussi au carburant “embarqué”.

Ces accords bilatéraux se ressemblent beaucoup par leurs contenus. Pour la plupart, ils sont calqués sur un accord de 1946 entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, appelé l’accord “Bermudes I”. Comme l’explique encore Thomas Leclerc dans sa thèse, “une exonération complète du carburant d’aviation n’a néanmoins pas tardé à apparaître au sein des [accords aériens] reprenant comme modèle cet accord “Bermudes I”. En ce sens, l’accord “Bermudes II”, signé plus de trente ans après entre les deux mêmes États souverains, consolide la règle, d’un régime d’exonération identique appliqué au carburant ‘en transit’ et ’embarqué'”.

Accords bilatéraux modifiables

Selon Vincent Correia, professeur de droit aérien à l’Université de McGill de Montréal, il y aurait aujourd’hui entre 3000 et 4000 accords bilatéraux au niveau international où cette exonération du kérosène est élargie au carburant “embarqué”.

Celui qui est aussi le codirecteur de l’Institut de droit aérien et spatial explique : “On peut toujours modifier un accord bilatéral. Il faut que le partenaire soit d’accord. Dans ce cas-là, si la Belgique, par exemple, souhaitait imposer une taxe sur le kérosène, il faudrait qu’elle modifie les accords bilatéraux qu’elle a avec tous ses partenaires.”

Par exemple, la Belgique pourrait demander de modifier l’accord bilatéral qui la lie avec le Chili – pays qui n’a pas signé d’accord avec l’UE. Mais le ferait-elle ? Probablement pas. Et ce pour plusieurs raisons.

Concurrence déloyale et effet rebond

Vincent Correia avance d’abord que cette démarche pourrait “causer des problèmes de concurrence parce que les compagnies aériennes pourraient éviter l’État – ou le groupement d’États si c’est l’Union européenne – qui impose une taxation sur le kérosène”.

En d’autres termes, les compagnies qui le peuvent pourraient décider de recharger leur carburant dans un pays frontalier à l’Union européenne afin de pas payer la taxe. Parfois en contournant certains pays, quitte à faire plus de kilomètres. Et donc émettre de plus importantes quantités de CO2.

La mise en place de cette taxe, initialement créée pour contrecarrer les émissions de CO2, pourrait entraîner une augmentation des émissions de CO2.

Accords appliqués à titre provisoire

L’intégration de la Belgique – et de tous les États membres – au sein de l’Union européenne (UE) vient compliquer cette mécanique.

Prenons l’exemple de l’accord signé en 1958 entre la Belgique et le Maroc. Cet accord a été remplacé par un nouvel accord plurilatéral entre l’UE et le Maroc signé en 2006.

Désormais, lit-on dans cet accord, tous les accords bilatéraux signés entre le Maroc et un État membre de l’UE “sont appliqués à titre provisoire”. Quelles sont les conséquences pour l’accord de 1958 Belgique-Maroc ? “Techniquement, cela signifie que l’accord UE-Maroc, dans cet exemple remplace les accords bilatéraux existants pour les relations entre chaque État de l’UE et le Maroc, même s’ils restent en vigueur pour des raisons techniques vis-à-vis des tiers”, répond Vincent Correia.

Le Maroc n’est pas le seul pays avec lequel l’UE a signé un accord où figure l’exonération fiscale du carburant d’aviation. Dans la liste déclinée par Vincent Correia, figurent aussi les États-Unis, le Canada, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Suisse, les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), les États des Balkans ou encore le Qatar.

Aucun choix pour les législateurs nationaux

Ces accords entre l’UE et cette liste de pays laissent-ils une marge de manœuvre à la Belgique ?

Rien n’est moins sûr, répond Thomas Leclerc dans sa thèse. Cette exonération fiscale est obligatoire pour les “produits énergétiques fournis en vue d’une utilisation comme carburants”, ce qui “ne laisse aucun choix aux législateurs nationaux, ces derniers ne pouvant que constater et appliquer l’exonération prévue par [le] droit de l’Union”. Dans ce cas, impossible pour la Belgique ou d’autres États membres de l’UE de décider d’imposer quelconque taxe sur le kérosène à l’encontre des compagnies voyageant depuis ou vers des pays qui ont signé un accord avec l’UE.

L’UE n’étant pas signataire de la Convention de Chicago (seuls les États membres le sont) elle pourrait cependant décider d’imposer une taxation sur le kérosène “embarqué” et “en transit”.

C’est d’ailleurs un sujet qui est sur la table des législateurs européens depuis des années. La Commission européenne voudrait modifier sa directive (la “Energy taxation directive”, ou “ETD”) afin de permettre la taxation des vols intra-européens. Mais pour l’instant, le texte fait l’objet de nombreux blocages. Un statu quo que l’on doit notamment au “rôle historique de l’aviation dans l’industrie européenne, qui a rendu ce secteur intouchable”, pointe Roman Mauroschat, spécialiste de l’aviation pour l’ONG Transport & Environment (T&E), cité par le média Vert.

Le 18 avril dernier, le principal législateur chargé du texte, Johan van Overtveldt (ECR), a refusé de soumettre un rapport pour examen par la commission des affaires économiques du Parlement, lit-on dans Euractiv qui le cite : “Il est clair qu’après toutes ces années de négociations, il n’y a toujours pas de majorité claire en faveur des compromis”.

La révision de ce texte est reportée au lendemain des élections européennes du 9 juin prochain.

34 milliards par an

Cette ONG a pourtant calculé le manque à gagner pour l’UE de ne pas imposer de taxe sur le kérosène des vols intra-européens.

Suivant la proposition de la Commission de taxer le kérosène à hauteur de 0,38€ par litre, l’ONG a calculé, dans un rapport publié en juillet 2023, que “les gouvernements européens ont perdu 34,2 milliards d’euros de revenus l’année dernière en raison des niveaux de taxation très bas dans le secteur de l’aviation. Ces 34,2 milliards d’euros pourraient financer 1400 km d’infrastructures ferroviaires à grande vitesse, soit l’équivalent de la distance entre Hambourg et Rome.”

Rien que pour la Belgique, cela représenterait un gain de 700 millions d’euros par an.

Selon la porte-parole de Sarah Schlitz, “la Belgique s’est déjà exprimée en faveur d’une taxe aux côtés des Pays-Bas, du Luxembourg, de la France et de la Suède. L’alternative la plus crédible en l’absence d’une directive européenne serait de créer une “alliance volontaire” d’États membres qui représenterait une aire géographique suffisamment étendue que pour contrer les éventuels “effets de bord” d’une telle mesure.”

Conclusion

En résumé, la taxation du carburant des avions ne peut se résumer à l’exonération du carburant “en transit” figurant dans la Convention de Chicago, un accord multilatéral difficilement modifiable. Le carburant “embarqué” est exempté dans des accords bilatéraux, lesquels peuvent être amendés si les deux parties sont d’accord.

Contrairement à ce que dit Sarah Schlitz, la Belgique a une marge de manœuvre pour taxer le kérosène des avions sur ses vols intérieurs et en initiant la modification de certains accords bilatéraux. Cependant, elle ne peut pas le faire avec les pays qui ont signé un accord avec l’Union européenne (UE), confirmant le rôle prépondérant des Vingt-Sept dans la décision de taxer le kérosène des avions sur notre continent, comme l’affirme la députée fédérale.

Nous estimons que l’affirmation de Sarah Schlitz est plutôt vraie.