Plusieurs personnalités politiques européennes affirment que les importations russes de l’UE ont augmenté en 2022, malgré les sanctions prises par les 27. Or, si le prix des hydrocarbures, principales importations russes de l’UE, a progressé l’an passé, ce n’est pas le cas en termes de quantités. En volume, elles ont fortement baissé.
“Une image vaut mille mots”. Sur Twitter, le député européen Guy Verhofstadt (Open Vld) a partagé le 2 janvier dernier un tableau montrant une supposée hausse des échanges commerciaux de la Russie vers l’Union européenne (UE) en 2022.
“Nous récompensons la Russie pour sa guerre contre nous !”, s’offusque l’ancien Premier ministre belge en commentaire de cette infographie. Il n’est pas le seul à faire cette lecture de ce tableau. La sénatrice écologiste des Français de l’étranger, Mélanie Vogel, utilise ce même tableau dans un autre tweet : “En 2022, 20 pays de l’UE sur 27 ont intensifié leurs échanges commerciaux avec la Russie. Nous payons la guerre de Poutine contre l’#Ukraine et contre nous”, a-t-elle commenté.
D’où provient ce tableau ? C’est une capture d’écran de la newsletter quotidienne du site d’information Politico du 2 janvier 2023. Il s’agit d’une première version erronée car elle contenait une erreur méthodologique dans l’utilisation des données d’origines, qui sont celles de l’institut de statistiques européen Eurostat.
Une mise à jour de cette newsletter a été faite deux jours après (voir version corrigée ci-dessous), dans laquelle on peut le lire en bas de page : “Une version antérieure présentait une erreur dans l’évolution de la valeur des marchandises importées de Russie au Luxembourg en 2022. Les importations de biens en provenance de Russie ont diminué de 3% entre février et août, par rapport à la même période l’année précédente”.
Malgré cette erreur, la conclusion du tableau demeure cependant inchangée et la question reste la même : les quantités de produits russes importées par l’UE ont-elles augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine ? Non, voici pourquoi.
Pour y répondre, nous nous sommes concentrés sur l’évolution des principaux produits russes importés par l’UE, à savoir les hydrocarbures, les produits miniers et minéraux.
Incontournable inflation
La principale explication à cette augmentation des importations russes de l’UE tient à la hausse des prix des matières premières.
En effet, les données du tableau de Politico, issues d’Eurostat, comparent les importations russes de chaque pays de l’UE entre février-août 2021 et février-août 2022. Et ce, en valeur, c’est-à-dire au niveau des prix de ces importations.
Sauf qu’il s’agit ici de prix courants qui ne sont pas corrigés, comme le sont les prix constants, des effets de l’inflation.
C’est peu dire, pourtant, qu’il y a eu une certaine inflation depuis le début du conflit en Ukraine. Notamment à cause d’une forte hausse des prix des produits russes les plus importés en Europe : les hydrocarbures (62% du total des importations russes de l’UE en 2021) .
“Les prix élevés du pétrole et du gaz en 2022 ont gonflé la valeur des exportations, ce qui a largement bénéficié à Moscou
The New York Times, 30 octobre 2022
Les chiffres officiels sont clairs : les prix du gaz naturel ont explosé, jusqu’à atteindre 346 dollars du mégawattheure le 26 août 2022, tandis que le pétrole a largement dépassé les 100 dollars le baril mi-2022 (avant de redescendre bien en deçà du nouveau plafond international du prix du pétrole fixé à 60 dollars le baril, entré en vigueur le 5 décembre 2022).
Si de tels niveaux de prix ont déjà été observés par le passé pour le pétrole, c’est sans précédent en ce qui concerne le gaz naturel importé via gazoducs. Selon le Fonds Monétaire International, au troisième trimestre de 2022 les prix du gaz naturel ont été multipliés par 14 environ par rapport au troisième trimestre de 2019 (voir graphique ci-dessous).
Comme le souligne le New York Times, “les prix élevés du pétrole et du gaz en 2022 ont gonflé la valeur des exportations, ce qui a largement bénéficié à Moscou” qui a reçu plus d’argent que les années précédentes. Le géant gazier, propriété du Kremlin, Gazprom, a même enregistré un bénéfice record de 41,6 milliards d’euros sur le premier semestre 2022.
Pourquoi les prix des hydrocarbures ont-ils augmenté en 2022 ? “Quatre facteurs expliquent cette augmentation, répond Cyrille Bret, chercheur associé auprès de l’Institut Jacques Delors, la reprise de l’économie mondiale et européenne après le Covid, le développement de technologies qui sont très énergivores, les incertitudes sur les marchés mondiaux dus à la crise en Ukraine et en Iran, et le renchérissement des productions russes dû aux sanctions européennes devenues plus onéreuses”.
Le prix des sanctions
Durant les premiers temps de la guerre ces sanctions n’étaient pas toutes effectives et Moscou continuait à accumuler beaucoup d’argent. Au fil des mois, les paquets de sanctions ne sont étoffés, affectant plus directement l’économie russe.
“Ces nouvelles sanctions ont entraîné une chute catastrophique des revenus pétroliers russes, explique Sergueï Guriev, professeur d’économie à Science Po Paris. “Le déficit budgétaire russe pour le seul mois de décembre était de 4 trillions de roubles. Cela représente 2,4% du PIB annuel. Ce chiffre explique à lui seul le déficit budgétaire russe en 2022” ajoute l’ancien chef économiste de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.
Mais au-delà de la hausse du prix des hydrocarbures, se pose donc la question du volume des importations de ces derniers depuis la Russie vers l’UE.
Baisse d’environ 14% du pétrole russe importé par l’UE entre le 2e et 3e trimestre 2022
Les exportations de produits pétroliers russes vers l’Europe ont diminué entre le début de la guerre et le troisième trimestre 2022. Depuis, elles ont connu une légère augmentation car “l’ensemble de l’Europe a constitué des stocks pour l’hiver 2022-2023 en prévision de l’embargo européen sur le brut et les produits pétroliers raffinés russes” explique Sergueï Guriev qui précise qu’il s’agit surtout des pays encore très dépendants des combustibles russes.
“Les pays, qui ont un système d’approvisionnement largement axé sur la route, n’ont ainsi pas la possibilité de réduire leurs importations et leur consommation de pétrole russe à court terme”, indique Cyrille Bret. C’est ainsi le cas de la Pologne ou de l’Espagne. Madrid a aussi accru ses importations de certains métaux, de fer et l’acier, les produits chimiques inorganiques, l’aluminium et d’engrais selon les données de l’institut espagnol du commerce extérieur pour 2021, rapportées par 20minutos.es.
D’un autre côté, une poignée d’États européens ont fortement réduit leurs importations de pétrole en provenance de Russie, tels que l’Allemagne ou l’Estonie. Cette dernière a décidé de réduire ses “importations de biens et de matières premières en provenance de Russie et de Biélorussie” pour plutôt se tourner vers la Finlande et la Lituanie, précise Evelin Puura, analyste principale à Statistics Estonia.
Baisse d’environ 37 % du gaz naturel russe importé par l’UE entre le 2e et 3e trimestre 2022
“Alors que le gaz naturel russe comptait pour 40% du gaz importé en Europe avant la guerre, il ne représente plus que 5% aujourd’hui” estime Sergeï Guriev de Science Po Paris. Les quantités de gaz naturel importées via gazoducs de Russie ont, en effet, chuté de 37% entre le deuxième et le troisième trimestre 2022. Par rapport à 2021, l’importation de gaz naturel en masse nette depuis la Russie a chuté de 66% au troisième trimestre 2022 selon les données d’Eurostat.
Cela est notamment dû à la baisse des livraisons de gaz russe vers l’Europe dès le début de la guerre en Ukraine, puis le sabotage des gazoducs Nord Stream le 26 septembre 2022.
D’autres États européens ont aussi délibérément décidé de réduire leurs importations de gaz naturel russe, comme l’Allemagne qui “était un important acheteur de gaz russe avant la guerre”, souligne Sergeï Guriev, qui ajoute :”Aujourd’hui, l’Allemagne n’achète plus de gaz russe, plus de pétrole russe, plus de charbon russe”. L’Estonie a également accru ses importations de gaz naturel de Lettonie.
Mais les stratégies de Berlin ou de Tallinn ne sont pas représentatives du reste de l’UE. “Il existe une interdépendance historique entre certains pays qui dépendent du gazoduc russe” indique Sergueï Guriev. Contrairement aux exportations russes de pétrole, majoritairement transporté en mer, la grande partie du gaz naturel quitte le territoire russe par gazoducs, inamovibles et dont la construction prend des années. Cela complexifie à la fois pour la Russie, la possibilité de réacheminer ses exportations européennes vers d’autres marchés, et pour l’Europe, la capacité à trouver des approvisionnements alternatifs à court terme.
Place au GNL (Gaz Naturel Liquéfié)
Dans ce contexte, le Gaz Naturel Liquéfié (GNL) est devenu le “candidat idéal” selon les termes de l’AIE. La Russie, quatrième producteur mondial de GNL, représente actuellement environ 15% de l’approvisionnement total de l’Europe en GNL.
Selon les chiffres de l’Agence, l’UE a augmenté ses importations de GNL d’environ 45 milliards de m3 au cours des huit premiers mois de 2022, par rapport à la même période en 2021.
Pour l’instant, seuls le Royaume-Uni et la Lituanie ont stoppé l’achat de GNL russe. Conséquence directe : celui-ci est réexpédié vers d’autres ports européens, à commencer par Zeebrugge et Dunkerque : “les expéditions du pays vers les ports belges ont plus que doublé de janvier à octobre et les importations de la France ont augmenté de 60%”, selon Bloomberg.
Toutefois, ces importations de GNL ne compensent pas du tout la réduction des livraisons russes de gaz naturel par gazoducs en 2022 (voir graphique ci-dessous).
Quid des minerais et autres produits russes ?
Les minerais, métaux et pierres précieuses représentent les deuxièmes produits russes les plus importés par l’UE. Tout comme les matières premières, leurs cours ont explosé pendant l’année 2022. Cela suit une hausse déjà généralisée en 2021 notamment à cause de la forte demande pour les technologies énergétiques propres, selon le dernier rapport de l’AIE.
L’AIE indique ainsi que “les prix du lithium et du polysilicium ont plus que triplé en 2021, et ceux du cuivre, du nickel et de l’aluminium ont tous augmenté d’environ 25 à 40%. Ces prix élevés se sont maintenus au cours des premiers mois de 2022. L’augmentation du coût du lithium a été étonnante, les prix ayant encore été multipliés par deux et demi entre janvier et avril. Les prix du nickel et de l’aluminium ont également grimpé en flèche, en partie à cause de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et d’un resserrement des stocks de nickel”.
Les approvisionnements en minerais sont difficilement substituables comme l’explique Cyrille Bret : “le marché des minerais est encore plus rigide que celui de l’énergie parce que remplacer un minerai par un autre minerai demande des adaptations qui sont très grandes, même si cela varie fortement d’un minerai à l’autre”.
Les constructeurs automobiles internationaux dépendent toujours de la Russie pour le palladium et le rhodium nécessaires à la fabrication des convertisseurs catalytiques lit-on dans le New-York Times. Les centrales nucléaires françaises dépendent de l’uranium converti et enrichi en Russie, tandis que la Belgique joue toujours un rôle clé dans le commerce des diamants russes.
Sur ce dernier point, tandis que la valeur des importations de diamant russe par la Belgique a augmenté de 24% entre mars-juillet 2021 et mars-juillet 2022, “la quantité, en grammes, de cette pierre précieuse de Russie par la Belgique, entre mars et juillet, a diminué de plus de 40%” indique Christelle Charlier, directrice de la communication à l’Agence pour le Commerce extérieur, interviewée par l’Echo.
Rebattre les cartes du commerce international
In fine, l’UE ne peut pas être considéré comme un bloc uniforme : les 27 États qui la composent consomment différemment des produits russes. “Ils ne sont pas importateurs au même niveau, en raison de leur mix énergétique, de leurs accords bilatéraux avec la Russie, de leur préférence ou non pour la route” explique Cyrille Bret.
Malgré l’explosion des prix, l’économie russe est bien impactée. Selon les Echos, le PIB russe devrait reculer de 3,5 à 4,5 points en 2022, alors qu’il aurait dû atteindre un niveau record avec l’envolée du prix du pétrole qui constitue les deux tiers de ses exportations et 50% de ses recettes.
Des produits russes arrivent-ils sur le territoire de l’UE en transitant par des pays tiers ? “Nous ne savons pas l’ampleur des “importations parallèles”” répond l’économiste Sergueï Guriev. Il s’agit de l’achat par des pays tiers comme la Turquie, l’Inde ou la Chine de produits russes, pour éventuellement les réexpédier vers l’Europe.
“Ce que nous savons en revanche, c’est que les importations russes en provenance des pays occidentaux ont baissé de 30 ou 40% depuis le début du conflit” conclut Sergueï Guriev (voir le graphique ci-dessous).
Au final, les cartes du commerce international d’hydrocarbures, et surtout de pétrole, en provenance de Russie ont totalement été rebattues en 2022. L’impact des sanctions européennes doit s’apprécier sur le long terme. Si les sanctions ont eu un impact sur l’inflation en Europe, cette dernière n’est, pour l’instant, pas en récession, contrairement à la Russie.