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Tentative d’assassinat de Trump, retrait de Biden… comment les théories complotistes et la désinformation se propagent dans la société étasunienne

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Author(s): Grégoire Ryckmans

La superpuissance américaine est confrontée depuis des siècles aux rumeurs, mensonges, et autres secrets d’État… Les États-Unis ne sont évidemment pas  les seuls, mais si le terme “fake news” est anglophone et populaire, cela n’est certainement pas un hasard.

L’usage de ce terme à l’échelle mondiale a bondi en 2015 avec l’arrivée dans le débat public étasunien d’un certain Donald Trump. Depuis, le mot est rentré dans le vocabulaire international et dans la langue française, au point que le mot “infox” a du mal à s’imposer, notamment en Belgique francophone.

En lien étroit avec l’émergence des réseaux sociaux, la désinformation a pris des proportions préoccupantes en 2024, au point d’être citée parmi les menaces les plus importantes au niveau global par le Forum Économique Mondial.

Par ailleurs, si dans l’imaginaire collectif européen les “fake news” sont davantage l’apanage des “trumpistes”, les récentes évolutions montrent qu’une frange radicale “de gauche” se nourrit, elle aussi, d’histoires de complots. Des radicaux, prêts, eux aussi, à fabriquer des contre-vérités énormes afin de tenter de barrer la route de Donald Trump vers un second passage à la Maison-Blanche. Décryptage.

Une désinformation facilitée par l’émergence de l’IA

Aux États-Unis en particulier, la polarisation de la société a été alimentée par ces “fake news”, alors qu’en parallèle, les fausses informations circulent davantage à mesure que le clivage entre républicains et démocrates s’accentue.

Un phénomène qui s’auto-alimente donc, et qui a encore pris de l’ampleur ces dernières semaines. Notamment depuis les évènements politiques majeurs qui ont touché le pays récemment : la tentative d’assassinat de Donald Trump, le passage de témoin de Biden à Harris et surtout l’arrivée de plus en plus imminente d’une élection présidentielle importante, le 4 novembre prochain.

Dans les éléments notables de ces récits polarisants, impossible de ne pas noter l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) qui facilite la production et la désinformation autour de ces évènements.

Il y a évidemment les images générées en quelques clics par des logiciels comme MidJourney, les deepfakes, ces “hypertrucages” vidéos qui permettent de faire dire “à peu près n’importe quoi à n’importe qui” de façon de plus en plus réaliste. Mais il y a aussi l’émergence de sites générés automatiquement par des robots.

Tentative d’assassinat de Donald Trump : des théories conspirationnistes issues de QAnon

L’ancien président Donald Trump, est évacué de la scène après avoir été par des tirs lors d’un rassemblement le 13 juillet 2024 à Butler, en Pennsylvanie.
L’ancien président Donald Trump, est évacué de la scène après avoir été par des tirs lors d’un rassemblement le 13 juillet 2024 à Butler, en Pennsylvanie. © 2024 Getty Images

Nous sommes le 13 juillet 2024, le candidat républicain à la présidentielle des États-Unis tient un meeting de campagne à Butler, en Pennsylvanie. Il est 18h11, des coups de feu retentissent. Donald Trump interrompt son discours et se tient l’oreille droite, puis se baisse pour se protéger derrière son pupitre.

L’ancien président vient d’échapper, à quelques centimètres près, à une tentative d’assassinat. Quelques secondes plus tard, Donald Trump réapparaît. Entouré par son service de sécurité, des marques de sang sur le visage, il lève un poing rageur et serré vers le ciel.

Quelques minutes après la fusillade, les réseaux sociaux sont déjà inondés de théories conspirationnistes.

Du côté des partisans de Donald Trump, certains veulent croire à une machination contre l’ancien président, en tête des sondages dans la course à un nouveau mandat à cet instant. Pour des partisans de QAnon, cette théorie complotiste d’extrême droite qui croit en l’existence d’un réseau de trafiquants d’enfants à des fins sexuelles couvert par un “État profond”, l’explication est claire : le tireur s’est fait “laver le cerveau par la CIA.

À lire aussi : C’est quoi QAnon, cette théorie conspirationniste d’extrême droite qui prend de l’ampleur ?

Pour d’autres partisans de QAnon, c’est la société BlackRock, le plus gros gestionnaire d’actifs au monde, qui est derrière la tentative d’assassinat. Selon eux, BlackRock aurait pu pousser Thomas Matthew Crooks à agir. En effet, l’auteur de la fusillade apparaît dans une publicité diffusée en 2022 par la compagnie. Le lien est rapidement fait.

Qu’un évènement d’une telle ampleur politique et médiatique suscite des théories farfelues dans cette frange de la société étasunienne n’a cependant rien d’exceptionnel en 2024.

Ce qui l’est plus, à ce stade, c’est l’émergence de théories complotistes “libérales”. Donc plus proches des cercles démocrates étasuniens.

BlueAnon, des complotistes de gauche

Un mélange obscur de commentateurs de gauche et d’utilisateurs anonymes des réseaux sociaux a en effet estimé que la tentative d’assassinat de Donald Trump était un “inside job“, un “travail de l’intérieur”. Ces publications ont cumulé des millions de vues sur X et TikTok. Pour ces utilisateurs, il s’agit d’une “mise en scène“. Certains avancent que “le sang sur l’oreille de l’ancien président Donald Trump vient d’un pack de faux sang en gel“.

Autre élément pour appuyer cette thèse, une photo de l’une des agentes de protection de M. Trump en train de rire lors de la fusillade. Pourtant, l’image qui circule sur les réseaux a été retouchée à l’aide d’un logiciel.

Quant au but de cette fausse tentative d’assassinat ? Distraire le peuple du “Project 2025“, la feuille de route ultraconservatrice des républicains, ou de la “liste de Jeffrey Epstein“, du nom de ce financier américain accusé de crimes sexuels impliquant notamment des mineuresqui alimente les réseaux complotistes depuis plusieurs années.

Lancé par des utilisateurs des réseaux sociaux de tendance conservatrice en 2021 pour se moquer de la couverture médiatique surdimensionnée de l’enquête sur l’ingérence russe lors de l’élection présidentielle de 2016, le terme “BlueAnon” était resté plutôt confidentiel jusque-là. BlueAnon a depuis été récupéré par des supporters de Joe Biden.

BlueAnon réinterprète une partie de l’univers des QAnon

C’est également dans ces réseaux, favorables au président démocrate, que le hashtag #TrumpPedoFiles a connu un large succès quelques jours plus tôt.

Derrière ce hashtag, des centaines de milliers de publications. La plupart d’entre elles prétendent que les médias refusent de relayer des révélations contenues dans de nouveaux documents rendus publics, impliquant Donald Trump dans le réseau de trafic sexuel de mineures du financier et prédateur sexuel Jeffrey Epstein. Cette fois, l’accusation de pédophilie habituellement portée contre les démocrates, notamment à travers le “pizzagate” qui date de 2016, est inversée.

Cette fois, c’est bien Donald Trump qui est pointé du doigt. Des images d’archives du milliardaire en compagnie de Jeffrey Epstein et de jeunes femmes sont diffusées. De doigts, il en est justement question à l’analyse des photos qui circulent. Certains protagonistes en comptent six au lieu de cinq. Une erreur typique de certains logiciels de création artificielle d’images.

BlueAnon s’approprie l’univers et les codes de QAnon tout en inversant la cible. La fin justifie-t-elle les moyens ?

Une image générée par IA de Donald Trump avec Jeffrey Eppstein
Une image générée par IA de Donald Trump avec Jeffrey Eppstein © Capture d’écran X

Lutter contre “l’État profond” qui veut “détruire la candidature du président Biden” et “ramener Trump au pouvoir le 5 novembre”

Comme le notait le Washington Post : “Bien que les revendications de BlueAnon ne ressemblent en rien aux éléments les plus obscurs de QAnon – qui impliquent de fausses allégations de culte de Satan […] de l’élite libérale”, elles font “écho à la théorie de QAnon selon laquelle une cabale secrète de l’État profond (deep state en anglais, ndlr) s’emploie à faire tomber Trump. Dans le monde de BlueAnon, des forces de l’ombre, y compris les grands médias, s’emploient à détruire la candidature du président Biden et à ramener Trump au pouvoir le 5 novembre“.

Interrogé par le même Washington Post, Karl Folk, un chercheur indépendant qui étudie l’autoritarisme et la radicalisation aux États-Unis, estime que cet “état d’esprit plus conspirationniste est devenu plus prononcé dans les cercles libéraux au cours des huit derniers mois“.

Frédérick Gagnon, directeur de l’Observatoire sur les États-Unis et de l’Observatoire des conflits multidimensionnels et professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a analysé la théorie conspirationniste de BlueAnon sur la tentative d’assassinat de Donald Trump pour Radio Canada.

Avec cette histoire-là, des gens plus à gauche, qui votent pour Biden, en viennent à mettre de l’avant des idées qui peuvent ressembler à celles que proposent Trump et ses partisans depuis des années à propos des médias traditionnels. Cette idée que les médias nous mentent ou sont “corrompus”, qu’ils ne font pas un travail objectif et qu’ils diffusent des fake news, si on reprend l’expression de Trump“, observe-t-il.

Le professeur s’interroge également sur les intentions de BlueAnon : “Je me demande si ces gens sont convaincus que ces théories sont vraies ou s’ils les diffusent en sachant qu’elles ne sont pas vraies, de façon intentionnelle, parce que la fin justifie les moyens et que tous les coups sont permis en ce moment pour nuire aux médias et à Trump“.

Le retrait de Biden : mort, coup d’État et fausse signature

Dans ce même courant de BlueAnon, des utilisateurs des réseaux sociaux ayant l’habitude de soutenir Joe Biden ont par exemple aussi prétendu à tort que le président avait été secrètement drogué avant le débat l’opposant à Donald Trump, à la fin du mois de juin.

Alors que Biden attribue sa piètre performance au décalage horaire et à un mauvais rhume, c’est le début de la fin de sa candidature pour un second mandat. Quelques jours plus tard, jugé trop vieux, touché par le Covid-19, en retard dans les sondages et lâché par l’appareil démocrate, Joe Biden se retire par lui-même de la course à la présidentielle le 21 juillet.

À nouveau, cet évènement majeur de la politique étasunienne fait l’objet de théories complotistes. Pour des personnalités influentes de la droite et de l’extrême droite, le président est tout simplement mort. Certains estiment qu’il s’agit d’un coup d’État orchestré par le milliardaire George Soros, cible connue des conspirationnistes.

D’autres, dont le milliardaire et patron d’un fonds spéculatif Bill Ackman, émettent des doutes sur la lettre du président annonçant sa décisionsuggérant que la signature en bas de page n’est pas vraiment la sienne.

Une image publiée sur les réseaux sociaux suggère que Joe Biden n’a pas signé lui-même sa lettre de renonciation à la candidature démocrate de 2024.
Une image publiée sur les réseaux sociaux suggère que Joe Biden n’a pas signé lui-même sa lettre de renonciation à la candidature démocrate de 2024. © Capture d’écran X

Quelques jours plus tard, le président coupe l’herbe sous le pied à ces théories infondées. Il justifie sa décision de se retirer afin de “sauver la démocratie” et laisser la place à des “voix plus jeunes”.

Dans la foulée de l’annonce de son retrait, il adoube sa vice-présidente Kamala Harris. Apparaît alors une nouvelle figure de choix pour la désinformation.

Des fausses informations qui visent à présent Kamala Harris

Très vite, une nouvelle vague d’infox touche l’ex-sénatrice démocrate de 59 ans.

Parmi celles-ci, de nombreuses allégations assurent que Kamala Harris n’est pas éligible à la présidence des États-Unis en raison de ses origines. Comme Barack Obama avant elle, Kamala Harris est l’objet du retour d’une fausse information déjà diffusée lors de sa désignation comme colistière de Joe Biden en 2020 : elle serait “une citoyenne de papier”.

À l’époque, Donald Trump s’était fait officiellement l’écho de cette fausse information en suggérant, lui aussi, “qu’elle ne remplit pas les conditions légales“. En 2020, comme en 2024, cette information est fausse, comme expliqué dans cet article d’AFP Factuel.

Quelques jours plus tard, l’ancien président républicain est invité par des journalistes afro-américains à Chicago. Alors qu’il a un échange tendu avec une journaliste d’ABC, il affirme que Kamala Harris est “devenue noire” pour des raisons électoralistes.

Pourtant, la vice-présidente a des origines afro jamaïcaines par son papa et s’identifie en tant que femme noire depuis son jeune âge.

Ciblée politiquement par Donald Trump et les républicains, Kamala Harris est aussi dans le viseur de personnalités influentes.

1,2 milliard de vues pour des publications trompeuses d’Elon Musk sur la campagne

C’est notamment le cas du patron de X, Elon Musk. Si le milliardaire a affiché son soutien financier à Donald Trump à travers un groupe de soutien composé d’autres personnalités du secteur des technologies, son soutien au candidat républicain ne s’arrête pas là.

Depuis janvier 2024, le Centre contre la haine en ligne (Center for Countering Digital Hate, CCDH) a recensé 50 publications trompeuses en lien avec les élections et publiées ou relayées depuis janvier par M. Musk. Ces publications ont été identifiées par des spécialistes de la désinformation comme fausses ou trompeuses.

Pourtant, ces informations qui soutiennent généralement les idées du candidat républicain ont amassé plus de 1,2 milliard de vues sur son réseau social X cette année, selon le CCDH, cité par NBC.

À lire aussi : Faky, la rubrique de fact-checking de la RTBF

Forts de ses 193 millions d’abonnés, Elon Musk, qui a racheté le réseau social en 2022 pour 44 milliards de dollars, y affirme par exemple que les démocrates encouragent l’immigration illégale pour “importer des électeurs“.

Le milliardaire a aussi relayé fin juillet une vidéo qui reproduit la voix de Kamala Harris à l’aide d’intelligence artificielle afin de la décrédibiliser. Après avoir accumulé plusieurs millions de vues, il a présenté plus tard cette vidéo, qui enfreint les règles de sa propre plateforme sur l’utilisation de l’IA, comme étant “satirique”.

Par ailleurs, les publications de M. Musk n’affichent pas, non plus, les habituelles “notes de la communauté” qui permettent à des utilisateurs de contextualiser les messages douteux ou erronés. Un outil mis en place par X pour “lutter contre la désinformation”.

Des sites de désinformation automatisés avec de l’IA occupent un terrain délaissé par la presse locale

D’intelligence artificielle, il est enfin toujours question avec la société Newsguard, qui produit des rapports réguliers sur l’état de la désinformation aux États-Unis.

Le 12 juin, elle publiait un rapport relayé par l’AFP. Ce dernier indique qu’outre-Atlantique, les faux sites d’information locale sont à présent plus nombreux que les vrais.

Leurs observations indiquent que des centaines de sites se font passer pour de véritables médias locaux, souvent à l’aide d’articles partisans générés par intelligence artificielle. Ces faux sites émergent ces derniers mois, selon le rapport, qui en identifiait alors 1265. “Près de la moitié de ces sites partisans ciblait des États clé qui pourraient faire basculer l’élection présidentielle de novembre en faveur de Joe Biden ou de Donald Trump“, indique le média en ligne Axios.

Alors que le nombre de vrais titres de presse locale continue à reculer, ces fausses plateformes générées grâce à des outils d’intelligence artificielle occupent le terrain.

Un cocktail puissant et dangereux pour la démocratie

La succession d’évènements politiques majeurs conjuguée à la démocratisation de l’intelligence artificielle et la puissance des réseaux sociaux, parfois ouvertement partisans comme Truth Social fondé par Donald Trump lui-même, crée un climat particulièrement favorable à l’émergence des théories conspirationnistes.

Ces théories, souvent farfelues, sont parfois battues en brèche en quelques heures. Elles infusent néanmoins dans une partie de la société étasunienne qui s’informe largement sur les sites d’information en ligne et les réseaux sociaux.

Quant à la désinformation, utilisée de façon plus politique et terre à terre, elle se nourrit également de façon opportuniste de ce climat polarisé. La course 2024 à la Maison-Blanche est loin d’être terminée. Sans nul doute, elle verra encore de nouvelles conspirations. De leur côté, les médias et organisations qui font du fact checking (de la vérification des faits) auront certainement encore du “pain sur la planche”.

Après l’élection, l’un des enjeux sera notamment d’évaluer le poids de ce cocktail explosif sur la démocratie étasunienne. Pour cela, réponse après le 4 novembre.

Focus