Depuis fin 2022, une série de photos prétendant montrer des oeuvres de street art caricaturant Volodymyr Zelensky ont circulé sur les réseaux sociaux dans plusieurs pays. Ces dessins, qui représentent le président ukrainien en train d’engloutir l’Europe ou de l’argent envoyé par ses alliés européens dans le but de combattre l’invasion militaire russe, auraient été réalisés dans des villes allant de New York à Varsovie en passant par Madrid et Paris. Ils y sont pourtant introuvables : aucun des journalistes et des dizaines de personnes présentes sur les différents lieux où auraient été déployées ces oeuvres que nous avons pu interroger ne les ont jamais vus. La diffusion de ces publications s’inscrit dans le cadre de la propagande anti-ukrainienne, visant à réduire le soutien des pays occidentaux aux aides envoyées à l’Ukraine, selon deux chercheurs interrogés par l’AFP.
Des immenses caricatures du président ukrainien, grimé en parasite engloutissant l’Europe ou en ogre avalant des billets de banque, auraient été dessinées dans les rues de Paris, de Madrid ou encore de Varsovie, ont assuré des publications relayées sur les réseaux sociaux ces dernières semaines dans plusieurs langues, prétendues photos desdits dessins à l’appui.
“Le parasite Zelensky : tel qu’illustré dans un brillant graffiti de Madrid, en Espagne, aspirant l’argent de l’Europe et envoyant ses citoyens dans le désespoir“, commente ainsi un internaute dans un tweet en français relayé plus de 200 fois depuis le 15 décembre, partageant une image montrant une caricature du président ukrainien représenté en criquet croquant un drapeau européen. La même photo avec une description identique a rassemblé plus d’une centaine de partages dans d’autres tweets (1, 2, 3, 4).
“Ces dessins en trompe-l’oeil intéressants sont apparus récemment en Pologne, en Espagne et en France. Le peuple ne peut être longtemps trompé par les discours mielleux des politiciens occidentaux. Il voit tout“, renchérit un post Telegram vu près de 9.000 fois depuis le 25 décembre, ajoutant à la caricature de Zelensky en insecte deux autres dessins représentant le président ukrainien en sorte d’ogre sortant du sol pour dévorer des billets et des lingots d’or. Cette même publication a aussi été partagée sur Twitter et sur Facebook.
Certaines de ces photos ont également circulé individuellement avec des allégations analogues, ajoutant que ces “graffitis” auraient été réalisés par des “artistes polonais“.
D’autres caricatures semblables, prétendument dessinées à Berlin, Londres ou encore New York ont été relayées avec des allégations similaires dans d’autres langues, dont le polonais, depuis début novembre 2022.
C’est pourtant infondé : il n’y a aucune preuve que ces graffitis aient un jour été dessinés sur les différents lieux présentés. Il s’agit en réalité de l’un des nombreux exemples de propagande visant à éroder le soutien de pays européens et occidentaux à l’Ukraine dans son combat face à l’invasion militaire russe, ont souligné deux chercheurs auprès de l’AFP.
Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, un flot de désinformation visant à décrédibiliser l’un ou l’autre des camps abonde sur les réseaux sociaux, ce qui a donné lieu à de nombreux articles de vérification de l’AFP en français.
Une critique du coût de la guerre
Certaines descriptions des publications font directement référence aux dons des pays occidentaux à l’Ukraine.
Depuis février 2022, Volodymyr Zelensky appelle en effet régulièrement ses alliés occidentaux à fournir plus d’aides aux efforts de l’Ukraine pour combattre l’armée russe.
Ces dernières semaines, plusieurs pays occidentaux ont annoncé envoyer des armes à l’Ukraine. La France a par exemple annoncé le 31 janvier qu’elle allait fournir à l’Ukraine 12 canons Caesar de 155 mm supplémentaires, en plus des 18 pièces déjà livrées, ainsi que des moyens antiaériens.
Le 3 février, les Etats-Unis ont aussi promis l’envoi d’une nouvelle aide militaire d’un montant de 2,2 milliards de dollars, ainsi que des roquettes de plus longue portée.
Pour vérifier si les photographies partagées dans les publications diffusées sur les réseaux sociaux représentent de réelles oeuvres de street art, nous avons commencé par effectuer des recherches avancées à partir de mots-clés (dont “Zelensky“, “street art“, “graffitis“, le nom des villes prétendument concernées…) sur plusieurs moteurs de recherches, dont Google, Bing et Yandex. Nous ne sommes néanmoins pas parvenus à retrouver avec certitude l’origine de ces images, ou de retrouver d’autres images des mêmes scènes.
Des journalistes de l’AFP et d’autres organisations et médias de fact-checking se sont également rendus sur les lieux où les graffitis auraient dû être installés, mais n’en ont trouvé aucune trace. Aucune des personnes travaillant ou s’étant rendu sur les lieux concernés avec qui nous avons pu parler n’a par ailleurs dit avoir un jour vu de telles oeuvres.
Selon un street-artiste polonais, il serait impossible de réaliser des oeuvres aussi imposantes dans des lieux publics sans que personne ne le remarque.
Rein ne permet donc d’attester que ces dessins aient un jour existé dans les lieux où ils auraient prétendument été réalisés. Les éléments que nous avons récoltés semblent plutôt indiquer que ces publications relaient des montages photo visant à diffuser des messages anti-Zelensky.
A Varsovie, un premier “ogre Zelensky” introuvable
La première publication de la série repérée par l’AFP a été diffusée le 3 novembre 2022, sur plusieurs réseaux sociaux, dont un compte Instagram qui a depuis été supprimé, la chaîne Telegram d’un journaliste russe très suivi, où la publication a collecté plus de 360.800 vues. Le même jour, elle a aussi circulé en polonais sur Facebook (1, 2, 3) et Telegram.
Selon les descriptions qui l’accompagnent, elle aurait été prise en Pologne, à Varsovie.
Quelques jours après la publication de ce post, l’équipe de l’AFP en Pologne s’est rendue sur les lieux représentés sur l’image : le coin des rues Jana Pawla II et Zlota, à Varsovie, que nous avons pu identifier grâce notamment au bâtiment visible au fond de l’image. Nous n’y avons retrouvé aucune trace de ce graffiti.
Nous avons également interrogé des commerçants, employés de banque et habitants présents sur ce lieu : tous ont confirmé n’avoir jamais vu de tel dessin à Varsovie.
Nous avons ensuite essayé de trouver plus de photos de l’oeuvre, vue sous d’autres angles, sur les réseaux sociaux, mais nous n’avons pu retrouver aucune autre image que celle qui a été diffusée dans les publications.
Les différentes photos diffusées semblent par ailleurs partager un point commun : elles ont été postées sur des comptes Instagram et Telegram nommés “Typical Optical“, dont les descriptions indiquent qu’ils sont tenus par un “groupe d’artistes pas encore connus en PL [Pologne, NDLR]“.
Nous avons donc interrogé ce groupe, afin d’obtenir plus de précisions sur les dessins ou d’avoir d’autres photos de ces derniers. “Nous n’avons pas pris beaucoup de photos. Tout comme Banksy le fait. Nous ne sommes pas des photographes“, a répondu le groupe à l’AFP le 5 décembre 2022 via Instagram.
Nous leur avons également demandé combien de temps ils ont mis pour créer l’image. “Cela a pris autant de temps que nécessaire“, ont-ils répondu. Lorsque nous avons demandé si le graffiti a réellement existé, nous n’avons eu aucune réponse.
L’organisation de fact-checking polonaise Konkret 24 est également parvenue à la conclusion que ce dessin n’a jamais existé à cet endroit de Varsovie.
Aucun signe de graffiti à côté d’une station du métro parisien
Fin novembre 2022, des internautes russes ont aussi partagé une image prétendant montrer un autre graffiti à la sortie d’une bouche de métro parisien. L’image a également été diffusée à la télévision publique russe, dans un reportage au cours duquel un journaliste a affirmé que les Français commençaient à s’inquiéter des coûts de la guerre pour leur pays, ainsi que du nombre de réfugiés ukrainiens arrivant en France.
Il n’y a néanmoins encore une fois aucune preuve que cette oeuvre ait bien existé près d’une bouche de métro parisien.
Plusieurs détails sur l’image ont permis de l’identifier comme étant la station de métro de Saint-Mandé, située sur la ligne 1 (dont le logo est visible au fond de l’image partagée dans certaines des publications).
Nous avons contacté plusieurs commerçants des alentours de la station, ainsi que l’hôtel qui se trouve devant la bouche de métro, et des habitants de Saint-Mandé via un groupe Facebook. Aucun d’entre eux ne nous a dit avoir vu le graffiti en novembre dernier.
“Nous n’avons rien vu près de notre établissement“, a assuré un représentant de l’Hôtel/Restaurant Le Ruisseau auprès de l’AFP le 5 décembre 2022.
L’équipe de fact-checking des Observateurs de France 24, qui s’est également rendue sur place quelques jours après que l’image a apparu sur les réseaux sociaux, a également conclu que tous les indices laissent à penser qu’il n’y a en réalité jamais eu de tel dessin à cet endroit.
Une autre version d’un “parasite Zelensky” introuvable à Madrid
Dans une autre publication, relayée depuis début décembre en plusieurs langues, et notamment par le compte Twitter de l’ambassade de Russie à Madrid, figure un dessin du président ukrainien caricaturé en parasite dévorant l’Europe.
Un journaliste de l’équipe espagnole de l’AFP a pu reconnaître le lieu figurant sur l’image : il s’agit de la plaza de las Cortes, à Madrid.
L’image aurait été prise juste devant les bâtiments abritant la chambre basse du Parlement. Mais nous n’avons pu retrouver aucune mention de cette oeuvre dans des médias.
Comme pour les autres caricatures, nous n’avons pas non plus trouvé d’autres plans de ce dessin diffusés sur les réseaux sociaux.
Les sites de fact-checking Open et Myth Detector sont aussi parvenus à la conclusion que l’oeuvre n’a en réalité jamais existé à Madrid.
Aucune trace de dessin à Central Park
La diffusion des dessins s’est poursuivie dans d’autres villes en janvier 2023 : le 10 janvier, c’est à Central Park, au coeur de Manhattan, qu’un dessin caricaturant le président ukrainien aurait été diffusé, selon les comptes Instagram et Telegram de “Typtical Optical“.
Cependant, encore une fois, des personnes présentes sur place ont confirmé à l’AFP n’avoir jamais vu le graffiti.
“Le conducteur de la calèche blanche et rouge visible dans l’image a dit qu’il n’avait jamais vu ce dessin“, a indiqué Christian Hansen, une porte-parole des opérateurs de tours en calèche du parc, auprès de l’AFP le 12 janvier.
Sur des photos réalisées pour l’AFP le même jour de la publication du post, à quelques heures près, ont aussi montré qu’il n’y avait aucune trace du dessin, comme détaillé dans notre article de vérification sur cette image en polonais.
Prétendument à Londres, en réalité à Zurich
L’image la plus récente de la série a circulé sur les réseaux sociaux à partir du 18 janvier, où elle est notamment apparue sur les comptes Instagram et Telegram de “Typical Optical“, assurant représenter des rues de Londres.
L’image a ensuite été relayée sur Twitter, notamment par des internautes russophones avec un commentaire indiquant “à travers l’Europe, des chefs d’oeuvres d’artistes polonais continuent d’apparaître“.
Des recherches d’images inversées associées à des mots-clés en plusieurs langues ne nous ont permis de retrouver d’autres photos de ce prétendu événement. En revanche, une recherche avec Google Lens d’une capture d’écran de pierres figurant au fond de l’image nous ont permis de retrouver un lieu avec un bâtiment similaire à Zurich, en Suisse.
Le bâtiment en question le “Lindt Home of Chocolate“, un musée dédié au chocolat, situé à Zurich, et non à Londres comme le prétendent les publications sur les réseaux sociaux.
Nous avons demandé à un représentant du musée du chocolat si l’image avait été prise devant l’établissement, et il nous a répondu le 19 janvier : “c’est un fake“.
“Ce dessin n’a jamais été réalisé devant notre Lindt Home of Chocolate. Nous sommes ouverts presque tous les jours, et aucun membre du personnel n’a jamais vu ce dessin. De plus, cette place est très passante“, a indiqué le responsable des relations publiques du musée Daniel Huggenberger à l’AFP.
“La photo à laquelle le dessin a été ajouté artificiellement a probablement été prise en décembre ou tout début janvier, puisque l’on y voir une décoration de Noël qui a été retirée la première semaine de janvier“, a-t-il ajouté.
Déjà à Zurich, et non à Berlin, début janvier
Début janvier, d’autres publications avaient déjà circulé, montrant prétendument un autre graffiti à Berlin, mais que plusieurs éléments avaient permis de géolocaliser à Zürich.
Le 6 janvier, des publications, notamment en polonais sur Facebook (1, 2, 3) et Twitter, assuraient “Zelensky est le plus gros bouton du monde. Nous devons le percer pour l’éradiquer en 2023“.
L’organisation allemande de fact-checking Correctiv avait déterminé à l’aide de plusieurs éléments visuels présents sur l’image qu’elle représentait une rue de Zurich, et non Berlin.
Une journaliste de l’AFP s’est rendue dans cette rue de Zurich le 12 janvier, quelques jours après la publication de l’image sur les réseaux sociaux, mais elle n’a pu retrouver aucune trace du dessin, ou de restes de peinture sur le bitume.
Elle a contacté l’homme responsable du stand de vente de marrons chauds visible sur l’image, qui a assuré qu’il n’y a jamais eu de telle oeuvre de street art installé devant son stand.
Il a néanmoins dit se souvenir du jour où la photo a pu être prise. “Un homme s’est assis et a dessiné quelques lignes sur le sol, mais rien à voir avec le dessin sur la photo [diffusée sur les réseaux sociaux, NDLR]. Ce dessin n’a jamais existé ici. C’est un montage“, a-t-il expliqué, demandant à ne pas être identifié nommément dans notre article.
Une photo prise au même endroit le 12 janvier par l’AFP montre le même stand, sans aucune caricature au sol.
Les informations fournies par le vendeur de marrons chauds à l’AFP permettent de comprendre comment ces photos mensongères ont pu être réalisées. Il est possible qu’une personne ait posé dans plusieurs lieux publics, prétendant dessiner quelque chose au sol, tandis qu’une deuxième personne l’accompagne pour photographier la scène.
Pourtant, il n’y a jamais de dessin peint au sol. L’image est par la suite manipulée avec des outils numériques afin d’y faire apparaître une caricature de Zelensky, réalisée de façon indépendante.
Dans leur article de vérification concernant l’image du métro parisien, Les Observateurs avaient également conclu à une probable altération numérique de l’image.
Une opération impossible à réaliser, selon un autre street-artiste
La photo prétendument prise à Varsovie montre, à côté de l’oeuvre, une personne accroupie, censée être l’artiste qui travaillerait avec de la peinture en spray. Sur d’autres photos, la personne semble utiliser de la craie.
“C’est tout simplement impossible de réaliser un tel dessin au sol avec une bombe en spray, qui est plutôt utilisée pour des oeuvres d’art verticales“, a estimé le street-artiste polonais Lukasz Polak du Donut Studio auprès de l’AFP le 16 janvier 2023.
Au sujet de l’utilisation de la craie pour réaliser les images, Lukasz Polak est par ailleurs catégorique : “il n’est pas possible d’obtenir un graffiti en 3D aussi détaillé avec une simple craie sur un support tel que l’asphalte“.
“La scène [sur la photo de Varsovie] ressemble à une mise en scène. Ni la façon dont se tient l’artiste ni le placement des sprays ne semblent naturels. Ils ressemblent à un décor de cinéma plutôt qu’à un réel travail“, a-t-il estimé.
Selon lui, il est impossible que quelqu’un ait pu réaliser une oeuvre aussi élaborée dans des rues centrales de Varsovie sans que personne ne le remarque. “Un tel dessin est complexe à réaliser, et aurait pris au moins deux à trois jours de travail, avec des conditions météos favorables“.
Il en va de même pour les autres lieux passants où auraient été réalisées ces oeuvres, selon lui. “Dans tous les cas, les situations semblent mises en scène“, a-t-il conclu.
“Pour réaliser un tel travail, il faudrait fermer l’endroit du passage piéton ou le bord de la route, pour que d’autres personnes ou des animaux comme les chiens ne viennent pas marcher sur le dessin en cours. Il faudrait aussi avoir obtenu la permission de la part des autorités responsables de l’espace public“, a développé l’artiste.
S’appuyer sur des peurs
Représenter Zelensky en train de dévorer de l’argent ou de dévorer l’Europe a pour but de s’appuyer sur des craintes et développer des peurs au sein des populations occidentales, qui peuvent avoir l’impression que les richesses de leurs pays sont accaparées par le conflit en Ukraine, a souligné Lena Frischlich, chercheuse à l’université de Münster, spécialiste de l’étude de la propagande et des fausses informations, auprès de l’AFP le 20 janvier.
“Ainsi, l’un des objectifs pourrait être de réduire le soutien à l’Ukraine en dépeignant (littéralement) l’apocalypse économique, afin que les gens ne pensent qu’à eux et réduisent le soutien à d’autres personnes en Ukraine“, a-t-elle explicité. “Réduire le soutien à l’ennemi est une autre clé de la propagande de guerre“, a conclu la chercheuse.
“Il s’agit d’une tentative de détournement d’informations” à des fins politiques, a également déclaré à l’AFP le 19 janvier le chercheur indépendant en sécurité Lukasz Olejnik. Alors que le soutien financier international à l’Ukraine est devenu essentiel au pays dans la guerre, “la clé du soutien occidental est l’adhésion des populations“, a ajouté le chercheur.
“Une telle opération pourrait en conséquence inciter les sociétés occidentales à s’opposer aux subventions et au soutien” à l’Ukraine, a-t-il conclu.