L’industrie de la mode est souvent citée comme étant “la deuxième industrie la plus polluante au monde”. Une affirmation largement présentée comme une vérité scientifique. Pourtant, deux journalistes américaines ont démontré en 2017 et en 2018 que ce classement ne repose sur aucune source fiable. Malgré les efforts pour la discréditer, cette information circule toujours, citée dans des médias, par des journalistes, des politiques et même par des experts. Si la production de vêtements a un impact indéniable sur l’environnement, il n’existe pas de données fiables qui permettent de déterminer de façon scientifique où elle se situe par rapport aux autres industries. De plus, il y a plusieurs sources de pollution à prendre en compte lors de ces comparaisons.
Depuis une dizaine d’années, l’impact environnemental de l’industrie textile est régulièrement pointé du doigt. De la production des matières premières, en passant par la confection, le transport, jusqu’à la fin de vie, nos vêtements sont une source conséquente de pollution. La mode est souvent présentée comme la deuxième industrie la plus polluante au monde, juste après la production d’énergie, notamment à travers l’utilisation des matières fossiles comme le pétrole.
Cette affirmation pointant l’industrie de la mode comme étant la deuxième source mondiale de pollution se retrouve notamment dans la communication de partis politiques, comme dans ce post Instagram d’Ecolo ou dans cette tribune de l’adjoint à la maire de Paris.
Des médias ont également contribué à diffuser cette information non fondée, même après qu’elle a été épinglée comme étant fausse.
Sur les réseaux sociaux, elle est partagée en masse comme dans cette vidéo de l’émission Quotidien, vue plus de 215.000 fois. Elle est brandie sur des pancartes lors de manifestations, comme sur cette photo. Cette assertion est même citée sur le site des Nations Unies en mars 2019 : “L’industrie de la mode est largement considérée comme la deuxième industrie la plus polluante au monde”. L’affirmation est presque devenue un savoir commun, aussi banale que le ciel est bleu, ou les poules pondent des œufs.
Des enquêtes journalistiques et des rapports qui disparaissent
Et pourtant. En 2017, la journaliste américaine Alden Wicker est la première à s’intéresser à l’origine de cette affirmation. Elle est spécialisée dans la mode durable et collabore avec les plus grands magazines de mode comme Vogue, ou encore Harper’s Bazaar. “Mais au fait, d’où vient ce classement ?”, se demande-t-elle. “Quelle est la source originelle qui a pu prouver, chiffres à l’appui, que la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde ?”.
Elle démarre alors une véritable enquête, épluche les rapports et contacte plusieurs experts. Tous se renvoient la balle… Jusqu’à ce qu’une piste se dégage : un rapport cité par l’Institut danois de la mode (devenu en 2022 le Global Fashion Agenda). C’est le dernier maillon de la chaîne. Le rapport indiquerait que la mode serait la deuxième industrie la plus polluante au monde. Mais entre-temps, celui-ci a disparu. Evaporé. Introuvable. Ses auteurs l’auraient retiré. Trop tard. L’information a commencé à circuler. Et depuis, l’Institut danois tente de s’en détacher. Malgré cette prise de distance, l’information continue à se répandre à l’échelle globale.
Un an après les recherches d’Alden Wicker, une autre journaliste américaine s’intéresse également à l’origine de ce classement. Il s’agit de la célèbre critique de mode du New York Times, Vanessa Friedman. À nouveau, les acteurs interrogés dans le cadre de son enquête se rejettent la responsabilité.
Ses recherches vont également la conduire jusqu’au Danemark. Elle découvre l’existence d’un rapport de la boîte de consultance Deloitte. Celui-ci serait apparu dans le pays scandinave aux alentours de 2012. Difficile de dire s’il s’agit du même rapport que celui épinglé par Alden Wicker.
Une chose est en revanche sûre : lui aussi a aujourd’hui disparu, et lui aussi a circulé dans les conférences sur la mode durable, dans le discours d’experts… Et aussi dans un documentaire, qui a largement contribué à la diffusion de cette supposée seconde place de l’industrie de la mode en termes de pollution.
Un documentaire à succès largement diffusé reprend l’assertion
Ce documentaire, appelé “The true cost”, est sorti en 2015. Le succès est phénoménal. Diffusé en avant-première au festival de Cannes, il est ensuite traduit dans dix-neuf langues. Il est diffusé sur plusieurs chaînes de télévision internationales et a même une place durant quelques mois dans le catalogue de Netflix en Belgique. Lui aussi mentionne la mode comme étant la deuxième industrie la plus polluante au monde.
Son réalisateur, Andrew Morgan, attribue la responsabilité au Copenhagen Fashion Summit, qui lui, renvoie la balle au rapport de Deloitte. Une version raccourcie du documentaire publiée sur YouTube en 2021, ne fait cependant plus mention de la mode comme étant la deuxième industrie la plus polluante au monde.
Des archives en ligne fournissent des pistes
À notre tour, nous avons tenté de continuer les recherches des deux journalistes américaines. Pour rappel, les dernières pistes de Vanessa Friedman l’ont conduite au Danemark en 2012. Grâce à des outils de traduction, nous avons retrouvé plusieurs articles dans la presse danoise de l’époque.
L’article le plus ancien que nous avons retrouvé en ligne, cité ensuite par d’autres médias danois, date du 14 mai 2012. Son auteure y écrit : “L’industrie du vêtement est la deuxième industrie la plus polluante au monde, dépassée uniquement par l’industrie pétrolière et gazière.”
Cependant, elle ne publie pas directement la source de cette affirmation mais mentionne dans le paragraphe précédent une plateforme qui a édicté un code de conduite à destination des acteurs de l’industrie pour promouvoir une mode durable et respectueuse des droits humains. Son nom : The NICE project, pour Nordic Initiative, Clean and Ethical (Initiative nordique, propre et éthique). Il est publié par l’Association nordique de la mode, dont fait partie l’Institut danois de la mode. Un institut mentionné par Alden Wicker dans ses recherches.
Grâce à l’outil en ligne Wayback Machine, nous pouvons retourner dans l’internet du passé. Nous avons donc pu accéder à des versions antérieures du site de l’Association nordique de la mode. Le 8 mars 2012, un onglet du site donne le contexte (Background en anglais) dans lequel est organisé le Copenhagen Fashion Summit. On peut y lire la phrase suivante :
“Comparativement, l’industrie de la mode est l’une des industries les plus polluantes et les plus contestées sur le plan social – la production de coton est à elle seule la deuxième culture la plus polluante après celle du maïs.”
Ce n’est qu’une hypothèse, mais l’origine de la diffusion du classement pourrait être liée à cette phrase et à une confusion entre l’impact de la production de coton et l’impact total de l’industrie de la mode. Les rapports évoqués par les deux journalistes américaines restent par contre introuvables.
La difficulté d’établir un tel classement
Malgré la publication de ses recherches, Alden Wicker constate que l’information continue à circuler largement. “Une fois que j’ai partagé cela avec le monde, je m’attendais à ce que tout le monde lise mon article et cesse d’utiliser cette information. Mais bien sûr, elle a continué à apparaître dans des articles et lors de conférences”, regrette Alden Wicker dans un article publié sur le site Ecocult.
“Tout ce que je pouvais dire, c’est que nous n’avions aucune idée de l’impact négatif de la mode sur la planète. Le problème, c’est que je n’avais aucun fait pour le remplacer. Tout ce que je pouvais dire, c’est que nous n’avions aucune idée de l’impact négatif de la mode sur la planète, et que nous avions désespérément besoin de recherches pour l’établir”, poursuit-elle.
Depuis, d’autres classements ont vu le jour. Le site anglais The Eco Experts place par exemple la mode à la sixième position des industries les plus polluantes au monde en 2023. Mais face à de tels classements, il faut faire preuve de prudence. En réalité, il n’existe à ce jour aucun classement fiable qui identifie les industries les plus polluantes.
D’une part parce que les industries sont toutes connectées. “Une industrie fournit une autre, qui fournit une autre”, explique Rodrigo Alvarenga, expert dans l’analyse des cycles de vie et senior consultant chez ERM, une entreprise de consultance en durabilité.
D’autre part parce qu'”il faut comparer des choses comparables : deux télévisions ou deux smartphones mais pas une télévision et un smartphone”. On peut par exemple comparer la pollution générée par la production de deux T-shirts de deux marques différentes. Mais comparer deux industries différentes, ça n’a pas beaucoup de sens, selon lui.
De plus, de quoi parle-t-on quand on évoque la pollution ? “Quand on parle de la deuxième industrie la plus polluante au monde, souvent, on pense aux émissions de CO2”, poursuit l’expert. On pense donc seulement à la pollution de l’air. Mais en réalité, il y a des dizaines de facteurs à prendre en compte, comme la pollution de l’eau, ou la pollution des sols. “Pour l’analyse du cycle de vie d’un produit, la méthode reconnue par l’Union européenne compte 16 facteurs différents à analyser, qui varient d’un produit à l’autre”, détaille-t-il.
Environ 4% des émissions de gaz à effet de serre mondiales
Face à cette notion de classement, il est également important de pointer nos propres biais. Pour le cerveau humain, il est assez simple de retenir que la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde. C’est par exemple plus compliqué de se rappeler que l’industrie de la mode est responsable de l’émission d’1,7 milliard de tonnes de CO2 en 2015. Et même si on retient ce chiffre, il est moins évident de se représenter ce que ces émissions signifient.
D’ailleurs, ce chiffre d’1,7 milliard de tonnes de CO2 provient d’un rapport publié en 2017. Intitulé “The Pulse of the Fashion Industry Report”, il analyse des données de l’année 2015. D’après Alden Wicker, il s’agit du “rapport le plus approfondi à ce jour dans les indicateurs de durabilité de la mode”. Ses auteurs estiment qu’en 2015, l’industrie de la mode a produit 4,8% de l’ensemble des émissions de CO2. Comme il n’y a pas que la pollution de l’air, le rapport s’intéresse aussi à l’utilisation de produits chimiques et à la consommation d’eau.
D’autres documents sur la question ont été publiés depuis. Un rapport de McKinsey & Company estime par exemple que la mode a produit en 2018 environ 4% de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre globales. D’autres sources, comme le site du Parlement européen, estiment cette proportion à 10%, sans donner la source de ce chiffre.
Ces différents chiffres sont à nouveau à prendre avec prudence. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas d’études scientifiques revues par des pairs. D’autre part, parce que le manque d’accès aux données risque de donner une version déformée de la réalité.
Difficile par exemple pour une entreprise de savoir comment leurs consommateurs lavent leurs vêtements et donc de connaître la quantité de microplastiques issue de leurs matières synthétiques qui se retrouvent dans les océans. Or, dans une perspective circulaire, cet élément compte. Comme l’explique Alden Wicker, les entreprises ne peuvent également pas empêcher les consommateurs de jeter leurs vêtements. Difficile pour H&M ou SHEIN de suivre la trace de leurs vêtements jusque dans les décharges à ciel ouvert au Ghana ou au Chili.
Efforts de transparence
Et puis, il y a toutes les données que ces marques ne veulent pas rendre publiques ou qu’elles transforment pour séduire les consommateurs, à coups de campagnes marketing faussement vertes. Certains géants font par contre des efforts de transparence. C’est notamment le cas de H&M group et d’Inditex qui publient en accès libre depuis plusieurs années des rapports détaillés sur la durabilité au sein de leur groupe.
On apprend par exemple que H&M group (H&M, & Other Stories, Monki…) estime avoir émis 5,7 millions de tonnes de gaz à effet de serre en 2022 (majoritairement du CO2). Cela prend en compte à la fois les émissions directes, issues par exemple du chauffage de leurs magasins et de leurs bureaux, mais aussi les émissions indirectes, liées au transport ou à l’extraction de matières premières achetées par l’entreprise pour produire ses vêtements.
Inditex, le groupe qui possède Zara, Bershka ou encore Massimo Dutti, estime quant à lui avoir émis 17,7 millions de tonnes de gaz à effet de serre en 2022.
Par ailleurs, toutes les entreprises européennes devront bientôt se conformer à ce devoir de transparence. Le 5 janvier 2023, la directive européenne sur l’information sur la durabilité des entreprises (CSRD) est entrée en vigueur. Elle prévoit qu’en 2025, la grande majorité des sociétés (à l’exception des petites entreprises) devront publier régulièrement des rapports sur l’impact de leurs activités sur les personnes et sur l’environnement.