Des armées ouest-africaines alliées aux mercenaires russes du groupe paramilitaire Wagner et triomphantes face à l’ennemi : un dessin animé qui circule en ligne depuis la mi-janvier met violemment en scène le rejet de la présence française au Sahel. Dernier avatar de la propagande pro-russe sur le continent africain, cette production s’inscrit dans une vaste campagne d’influence orchestrée depuis plusieurs années par la “galaxie Prigojine”, du nom du patron de Wagner, selon plusieurs experts interrogés par l’AFP.
“Nous sommes les démons de Macron, maintenant, c’est notre pays“, grincent des squelettes décharnés et menaçants coiffés de casques aux couleurs de la France. Puis c’est au tour d’un gigantesque serpent tricolore de déclarer aux soldats ouest-africains qu’il veut “conquérir toute l’Afrique“.
D’abord publiée sur Twitter le 14 janvier, la vidéo est rapidement devenue virale sur Facebook et TikTok, grâce au relais donné par de nombreux comptes et pages identifiés comme des trolls par des sources militaires françaises. Elle s’inscrit dans la continuité d’au moins deux autres dessins animés de propagande repérés par l’AFP sur les réseaux sociaux, que tous les experts interrogés rapprochent de la “galaxie Prigojine“ – du nom d’Evguéni Prigojine, l’homme d’affaires à la tête du groupe paramilitaire russe Wagner présent sur le front en Ukraine et qui opère notamment en Afrique.
Ici comme dans les autres publications pro-russes, c’est bien la France, dépeinte comme une puissance impérialiste venue piller l’Afrique, et non plus les groupes jihadistes, qui constitue l’ennemi numéro 1 dans une région ravagée par des attaques et des affrontements sanglants depuis plus de dix ans.
A travers trois tableaux, le clip relate la lutte victorieuse des armées africaines face à l’envahisseur français grâce à l’intervention de combattants portant bien en évidence l’insigne du groupe paramilitaire Wagner. D’abord au Mali, où un soldat malien à court de munitions est ravitaillé par l’un de ces “amis” arrivé en parachute ; puis au Burkina Faso, où un pick-up russe vient à la rescousse de l’armée nationale en lui apportant un lance-roquette ; enfin en Côte d’Ivoire, prise d’assaut par les soldats-zombies français et défendue par les armées nationales africaines avec les mercenaires russes.
L’affaire du charnier de Gossi
Au-delà du contenu du message, “des faisceaux d’indice comme les codes graphiques ou l’utilisation récurrente de l’anthropomorphisme suggèrent qu’une telle initiative pourrait provenir de la galaxie Prigojine”, analyse Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem), contacté par l’AFP le 19 janvier. “Pour autant, précise-t-il, c’est très difficile de savoir si la société de production à l’origine de cette vidéo est russe, prorusse, s’il s’agit de quelqu’un basé à Bamako, à Saint-Pétersbourg ou ailleurs”.
En remontant l’historique des publications, la première occurrence de ce clip identifiée par plusieurs sources suivant de près les stratégies d’influence russes émane du compte @Souleym25304454. Or, ce compte avait déjà largement relayé les accusations contre la France après la découverte d’un charnier à Gossi, dans le centre du Mali, en avril 2022, près d’une base que les soldats français venaient de rétrocéder à l’armée malienne dans le cadre de leur désengagement progressif du pays.
“Maintenant que la vidéo est réelle je suis choqué de voir un acte abominable ignoble et de massacre de Barkhane sur les ressortissants de Gossi“, commentait-il notamment, souhaitant “que justice soit faite“.
Sur les réseaux sociaux, des photos de cadavres floutés enterrés dans le sable avaient alors massivement circulé. L’armée française a dénoncé une manipulation visant à la faire accuser, et diffusé des images de drone déclassifiées montrant, selon elle, des mercenaires russes en train d’enterrer des corps près de la base.
Autre élément qui interpelle : le “timing” de la publication du dessin animé, selon All Eyes on Wagner, un collectif qui enquête via des sources ouvertes sur le groupe russe, contacté par l’AFP le 19 janvier. Il apparaît en ligne pendant la “Journée de souveraineté retrouvée” au Mali, une date fériée instaurée par la junte au pouvoir à Bamako en souvenir de la “grande mobilisation du 14 janvier 2022 contre les sanctions des la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cédéao) imposées au Mali“, selon une dépêche de l’agence de presse turque d’Etat Anadolu.
Cette vidéo très récente “se comporte un peu plus comme une ‘production Wagner’ que les autres“, estime All Eyes on Wagner, parce qu'”elle intervient à un moment qui est clef pour la junte [malienne] et pour la cohésion nationale autour de cette junte“, remplissant ainsi la mission qu’a Wagner de “soutenir informationnellement le gouvernement qui les emploie“.
L’ours, le lion et le rat
Ce type de propagande déguisé en dessin animé n’est pas nouveau. D’autres productions du même genre ont été diffusées avec à chaque fois un message fort, des couleurs vives, un graphisme simple qui rendent ces vidéos compréhensibles par un très large public. Dès le mois de juillet 2019, une vidéo glorifiant la présence russe en Afrique, intitulé “Lion Bear” (“Lion et Ours“) avait été publiée sur YouTube. Ce clip de presque trois minutes consacré “à la coopération entre la République centrafricaine (RCA) et la Russie” met en scène un lion – centrafricain – et un ours “d’un pays lointain du Nord qui s’appelle la Russie“. Une voix enfantine y raconte l’histoire du lion, venu défendre un éléphant – le peuple – auquel s’attaquent des hyènes qui cherchent à lui voler sa récolte. L’ours russe accourt pour secourir l’éléphant et “établir la paix” entre les différents animaux de la savane.
Dans une deuxième vidéo publiée le 21 décembre 2022 par la page Facebook burkinabè prorusse “Burkina Kibaya“, avant d’être reprise par de nombreux comptes, un homme assis dans sa maison lit le journal. Soudain, un rat apparaît et commence à piller l’endroit, tandis que la radio diffuse un message faussement tranquillisant : “C’est le rat Emmanuel, il est votre ami, il est venu vous aider, vous ne pouvez rien faire sans lui, vous avez besoin de lui.” Au fur et à mesure, le rat grossit et devient de plus en plus agressif, jusqu’à intimer au propriétaire de “dégage[r]”. Voyant le nom de Wagner dans le journal qu’il tient, ce dernier appelle le groupe russe à son secours. Aussitôt, un mercenaire en treillis débarque et tue le rat d’un coup de masse.
“Ce sont des clips promotionnels pour Wagner“, résume Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (Ipse) et chargé d’enseignement en géopolitique à l’Université catholique de Lille, interrogé par l’AFP le 20 janvier. “Le logo Wagner est très identifié, on voit le marteau de Wagner, […] et dans le dernier, le Mi-17 [l’hélicoptère, ndlr] qui largue un parachutiste-mercenaire“, poursuit ce spécialiste, qui voit dans ces vidéos “la preuve que Wagner est sorti un peu de son rôle de déni plausible pour se présenter comme une armée privée au service des gouvernements qui l’ont sollicitée : le Mali aujourd’hui, peut-être le Burkina Faso demain“, conclut-il. Une interprétation partagée par une source militaire française interrogée par l’AFP, qui affirme n’avoir “aucun doute que des trolls russes ou des prorusses” soient derrière ces dessins animés.
Quant à la première vidéo diffusée en 2019 au sujet de la Centrafrique, elle était carrément “signée“, les crédits à la fin de la vidéo mentionnant explicitement Lobaye Invest, une société qui détient des concessions minières en RCA, souligne Maxime Audinet. La structure, qui a reçu un permis de recherches octroyée par le président Touadéra lui-même, fait partie des entités sanctionnées par le Trésor américain en septembre 2020 pour ses liens avec Wagner.
La Centrafrique a en quelque sorte constitué un laboratoire pour Wagner sur le continent africain, qui s’est peu à peu intéressé à d’autres pays. Sa stratégie consiste notamment à “façonner les représentations favorables au groupe paramilitaire, justifier par des moyens médiatiques et culturels son implantation et, par extension, légitimer la présence croissante de la Russie dans la région“, écrivaient les chercheurs Maxime Audinet et Colin Gérard dans cet article publié en février 2022. En témoigne notamment le financement d’institutions et d’événements culturels par Lobaye Invest dans le pays depuis au moins 2018.
Ainsi en novembre, la radio Lengo Songo est lancée à Bangui. Capable d’émettre dans un rayon de cent kilomètres autour de la capitale, elle est “entièrement financée par Lobaye Invest“. Un mois plus tard, en décembre, on retrouve cette même entreprise parmi les partenaires du concours Miss Centrafrique sponsorisé par la Russie, selon un article de Jeune Afrique de juillet 2021. Parmi les outils d’influence de Lobaye Invest, Jeune Afrique mentionne également un hebdomadaire gratuit, “La Feuille volante du Président“.
Projet Lakhta
Toutes ces opérations d’influence en ligne et hors ligne font partie, selon les différentes sources interrogées, d’un seul et même projet piloté par Moscou : le projet Lakhta, du nom d’un quartier de Saint-Pétersbourg où Evguéni Prigojine possède d’importants intérêts immobiliers. “Comme toute la galaxie Prigojine, ce projet fonctionne de manière très décentralisée, qu’il s’agisse d’actions médiatiques ou de productions culturelles : on observe une externalisation, une sous-traitance auprès d’acteurs locaux“, analyse le chercheur Maxime Audinet.
Selon cet article de la revue de médias de l’Ina publié en juin 2019, le projet Lakhta consiste en un montage juridique complexe dont l’origine serait à trouver dans la création de l’Agentsvo Internet Issledovanij (en anglais, Internet Research Agency) en 2013. Cette “usine à trolls” s’est retrouvée sous le feu des projecteurs lorsqu’elle a été accusée par les Etats-Unis d’avoir cherché à influencer les résultats de l’élection présidentielle de 2016 remportée par Donald Trump. Créée par le combinat Concord à la tête duquel on retrouve Evguéni Prigojine, elle aurait jeté les fondations du projet Lakhta dont les ramifications s’étendent désormais dans de nombreux pays à travers le monde.
La branche informationnelle de la galaxie Prigojine est “organisée autour de l’IRA, qui a vraiment pour vocation de mener des opérations en ligne d’influence et de manipulation des opinions publiques sur les réseaux sociaux à travers la désinformation et les activités inauthentiques” comme les dessins animés de propagande, selon Zoé Fourel, chercheuse à l’Institut pour le dialogue stratégique (ISD), jointe par l’AFP le 20 janvier.
La création de l’IRA est d’ailleurs antérieure à la création de la milice Wagner, qui ne constitue qu’une des offres commerciales de Prigojine, dont les opérations d’influence ont commencé avant le mercenariat – les activités de sécurité privée permettant notamment de dégager des financements pour le reste de la galaxie Prigojine via la prédation des ressources minières, d’après une source proche d’un service de renseignement européen.
Parmi les éléments rattachés au projet Lakhta, au-delà de Lobaye Invest, on trouve par exemple à Bangui la Maison Russe, “qui n’est pas un institut culturel officiel comme cherche à le faire croire la galaxie Prigojine“, estime Maxime Audinet. La capitale centrafricaine accueille également depuis janvier l’Organisation africaine de la Russophonie, lancée par le Camerounais Emile Parfait Simb. Selon RFI, ce dernier possède d’ailleurs un passeport diplomatique délivré par l’Etat centrafricain en vertu de son titre de conseiller du président de l’Assemblée nationale. Ces différentes plateformes d’influence ou de propagande font de la RCA “un des terrains où les trois branches de la galaxie Prigojine [mercenariat, extraction minière, influence culturelle et informationnelle, ndlr] coexistent et sont opérationnalisées de la façon la plus aboutie à travers le terrain africain“, reprend Zoé Fourel.
C’est aussi à Bangui qu’ont été projetés deux films de la société de production de “films patriotiques russes” Aurum Productions, liée à Evguéni Prigojine. En 2021, cette entreprise a produit deux films de propagande : “Touriste” qui met en scène des instructeurs russes contrant les rebelles centrafricains aux côtés des forces gouvernementales, et “Granit“, où un commando russe vient en aide aux soldats mozambicains en lutte contre l’Etat islamique dans leur pays.
Signe supplémentaire que ces productions s’inscrivent dans le projet Lakhta, l'”Agence de presse fédérale” (RIA FAN) a été très active dans la promotion de ces deux panégyriques. Ce site russe dirigé jusqu’en 2016 par une membre de la direction de l’IRA est “une des entreprises phare du projet Lakhta“, selon cet article co-signé par Maxime Audinet. La plateforme réserve d’ailleurs une place de choix à l’actualité africaine, notamment à la RCA, au Mali, au Mozambique et au Burkina Faso, terrains d’engagement plus ou moins important des mercenaires de Wagner.
“Guerre par proxy”
La multiplication de ce type de productions culturelles démontre que “le continent africain devient le lieu d’expression d’une guerre par proxy, ou guerre par dérivation contre les intérêts occidentaux, plus précisément ciblée sur la France“, estime Emmanuel Dupuy, de l’Ipse. Destinés en majorité à l’opinion publique africaine, ils ont la “vocation très simpliste d’exacerber le sentiment anti-français – à travers la manière dont le pays est dépeint : des zombies, un serpent, un rat qui grossit“, reprend le chercheur, qui note néanmoins que la recherche de “modèles alternatifs” par les pays africains pourrait s’élargir à d’autres acteurs que Wagner à l’avenir.
Dans ce contexte, “il est facile de critiquer la France parce qu’elle ne se défend pas très bien et qu’elle n’a pas tout à fait pris conscience qu’une guerre informationnelle se joue dans un espace qu’elle n’a pas du tout maîtrisé“, pointe le chercheur, qui juge que Paris a tardé à établir des “cellules de riposte“.
“Nous sommes face à un rouleau compresseur qui joue sur les perceptions des populations locales confrontées à des difficultés existentielles (conflit, faim…), notamment celles de la jeunesse, et vise à exploiter les ressentiments contre la France“, admet une source militaire française.
Paris espère désormais rattraper le retard pris dans cette guerre de l’information. En première ligne dans la riposte, le ministère des Affaires étrangères s’est doté d’une sous-direction de la veille et de la stratégie, et l’État-Major des Armées a nommé un général en charge de ces problématiques. Le chef de l’Etat Emmanuel Macron l’a martelé en novembre dernier: “l’influence” est aujourd’hui considérée comme une “priorité stratégique“.