Deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Allemagne compte parmi les principaux soutiens à l’Ukraine en matière d’aides humanitaire, financière et militaire. Dans ce contexte, des internautes affirment, dans des publications Facebook et Telegram, que l’Allemagne, en envoyant des armes à l’Ukraine, aurait enfreint le traité de Moscou, signé notamment avec l’Allemagne en 1990 et présenté par les internautes comme le “fondement de la paix en Europe”. Mais c’est faux, comme on peut le vérifier dans ce document et ainsi que l’indiquent plusieurs experts en relations internationales à l’AFP : la livraison d’armes à l’Ukraine par l’Allemagne ne contrevient pas au traité. Elle respecte au contraire le “droit à la légitime défense collective” reconnu dans la Charte des Nations unies, dans le cadre de l’attaque portée par la Russie contre la souveraineté de l’Ukraine.
“La Russie s’apprête à mettre fin à un traité essentiel avec l’Allemagne, qui est devenu le fondement de la paix en Europe au cours des 35 dernières années. La raison : l’utilisation d’armes allemandes contre la Fédération de Russie, héritière légale de l’URSS, en violation du traité” : sur X comme sur Facebook (1, 2), des internautes partagent, depuis le 23 février 2024, différentes versions d’un texte à propos du “règlement final sur l’Allemagne“, ou traité de Moscou, signé en septembre 1990 dans la capitale russe.
A en croire cet argumentaire, les livraisons d’armes faites par l’Allemagne à l’Ukraine (lien archivé) depuis que le pays a été envahi par la Russie en février 2022 contreviendrait aux termes de cet accord international aussi connu sous le nom de “traité deux plus quatre” ou “quatre plus deux”, conclu entre la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’URSS et les deux Allemagne de l’époque, de l’Ouest (République fédérale d’Allemagne, RFA) et de l’Est (République démocratique allemande, RDA).
Le texte – également partagé en anglais sur X, en allemand sur Facebook et en russe sur Telegram, ainsi que sur le site pro-Kremlin “Pravda FR” – poursuit sa prétendue démonstration en affirmant résumer les “principales dispositions” des articles 2, 3 et 5 du Traité, selon lesquels l’Allemagne se serait engagée à ne “jamais” utiliser les “armes qu’elle possède“, à s’abstenir de toute “possession des armes nucléaires, biologiques et chimiques” et enfin à ce que “des forces étrangères et des armes nucléaires” ne stationnent pas “sur le territoire de l’ancienne RDA“.
Mais, comme l’expliquent plusieurs experts à l’AFP et ainsi qu’on peut le vérifier dans le traité de Moscou (lien archivé), il est faux d’affirmer que l’Allemagne a contrevenu aux termes de ce traité en livrant des armes à l’Ukraine.
“Ce que prétend cette rumeur n’a absolument aucune valeur, l’Allemagne n’a commis aucune violation du traité“, a indiqué le 27 février 2024 à l’AFP Nicolas Badalassi (lien archivé), professeur des universités en histoire contemporaine, spécialiste de la Guerre froide et de la sécurité en Europe.
Comme l’a par ailleurs expliqué à l’AFP le 27 février 2024 Bernhard Blumenau (lien archivé), professeur associé d’histoire internationale et de politique à l’Ecole des relations internationales de l’université de St Andrews, “ce traité n’interdit pas spécifiquement à l’Allemagne d’envoyer des armes en Ukraine” : “Son article 2 dispose que l’Allemagne ne doit pas s’engager dans une guerre d’agression, mais l’envoi d’armes ne constitue pas un tel cas de figure.”
Hélène Miard-Delacroix (lien archivé), professeure à Sorbonne Université, historienne spécialiste de l’Allemagne contemporaine, a également expliqué le 28 février 2024 à l’AFP que présenter l’envoi d’armes à l’Ukraine par l’Allemagne comme une violation du traité de Moscou, relève d'”une interprétation erronée” de formulations présentes dans son article 2.
Un traité qui ouvre la voie à la réunification de l’Allemagne
Ainsi que le rappelle Hélène Miard-Delacroix, le traité signé le 12 septembre 1990 à Moscou ne concerne nullement les “relations bilatérales entre l’Allemagne et la Russie” : “Les signataires sont les deux États allemands existant alors encore (RFA et RDA) et les quatre puissances victorieuses de 1945 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Union soviétique).”
De fait, ce traité vise à mettre “un terme à la situation particulière qui était née de la fin de la guerre […] et qui avait perduré en l’absence de signature d’un traité de paix, reporté à une date indéterminée en raison de la Guerre froide.”
Comme l’explique l’experte, le traité de Moscou “met fin au statut quadripartite de Berlin et au droit de regard des quatre alliés sur le devenir de l’Allemagne“. Cette résolution était juridiquement nécessaire pour “que puisse entrer en vigueur l’unification des deux États allemands le 3 octobre 1990” puisqu’elle “donnait l’accord des Alliés à la réunification en même temps qu’ils renonçaient à leurs droits sur l’Allemagne qui deviendrait, par suite, pleinement souveraine.”
Une livraison d’armes “parfaitement” conforme aux dispositions du Traité de Moscou
Dans le détail, l’article 2 du traité de Moscou dispose que la RFA et la RDA “réaffirment” leurs déclarations “selon lesquelles seule la paix émanera du sol allemand“, et précise : “Les gouvernements de la République fédérale d’Allemagne et de la République démocratique allemande déclarent que l’Allemagne unie n’emploiera jamais aucune de ses armes que conformément à sa Constitution et à la Charte des Nations Unies.”
Or, l’article 51 de la Charte des Nations unies (lien archivé) prévoit que le droit de légitime défense (individuelle ou collective) peut être exercé dans le cas d’une “agression armée” contre un membre des Nations unies – dont l’Ukraine fait partie.
“Au contraire [de ce que prétend le texte relayé sur les réseaux sociaux], l’Allemagne, en livrant des armes à l’Ukraine, applique parfaitement le traité de 1990. C’est-à-dire qu’elle respecte la Charte des Nations unies, qui prévoit le respect de la souveraineté des Etats, l’inviolabilité des frontières, en livrant des armes à l’Ukraine pour protéger ces principes“, pointe Nicolas Badalassi.
Bernhard Blumenau abonde : “Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Russie est largement reconnue comme [le pays] agresseur, ce qui rend caduque toute prétendue violation du traité [par l’Allemagne] dans ce cas de figure. L’article 2 du traité de Moscou autorise l’Allemagne à employer ses armes dès lors que cet usage est conforme à sa Constitution et à la Charte des Nations unies, donc l’Allemagne peut soutenir l’Ukraine en vertu du principe de légitime défense collective de l’article 51 de cette Charte.”
De plus, ainsi que l’a indiqué le 28 février 2024 à l’AFP Matthias Schulz (lien archivé), professeur d’histoire des relations internationales et d’histoire transnationale à l’université de Genève, alors que la Russie et l’Allemagne s’obligent, avec le traité de Moscou, à “maintenir la paix et contribuer à la détente“, c’est “manifestement Moscou qui a rompu la paix par son agression contre l’Ukraine depuis 2014 [avec l’annexion de la Crimée]” et de surcroît depuis “l’invasion [de l’Ukraine] de 2022“.
Par ce traité, “ils s’obligent à respecter la Charte des Nations Unies ainsi que ses objectifs et principes, de résoudre tout différend par des moyens pacifiques, ainsi que de renoncer à toute menace ou utilisation des moyens violents. À nouveau, c’est Moscou qui a rompu ces obligations fondamentales, en violant l’intégrité territoriale et l’indépendance souveraine d’un État européen que Moscou a reconnu à plusieurs reprises explicitement, dans les traités nombreux que la Russie a conclu depuis 1991 avec l’Ukraine“, poursuit le spécialiste des relations internationales.
Mettre fin au traité serait “au mieux symbolique”
Présenter le traité de Moscou comme “le fondement de la paix en Europe” depuis 1990, ainsi que le présente le texte relayé sur Telegram, Facebook et X, relève d’une similaire inversion des rôles, ainsi que le souligne Hélène Miard-Delacroix : “Cela sous-entendrait que c’est l’Allemagne qui aurait menacé l’ordre de paix jusqu’alors […] [Or], l’on sait très bien que c’est la fin de la Guerre froide et l’acceptation pacifique par l’Union soviétique de Gorbatchev de laisser à ses [pays] satellites la liberté de décider librement de leur avenir qui a permis l’établissement d’un ordre de paix en Europe. C’est beaucoup plus la Charte de Paris [lien archivé] pour une nouvelle Europe, établie sur la base des accords d’Helsinki, [lien archivé] et à laquelle de l’Union soviétique encore existante a participé – le 21 novembre 1990 -, qui a fondé la paix.”
De plus, comme l’a expliqué à l’AFP le 28 février 2024 Chantal Metzger, professeure émérite en histoire contemporaine à l’université de Lorraine (lien archivé), si, “jusqu’au 12 septembre 1990, on en était resté à la capitulation sans condition des 8-9 mai 1945“, en l’absence de signature d’un traité de paix, “le traité de 1990, s’il ressemble à un traité de paix, n’en a pas le titre“.
Une précision également apportée par Hélène Miard Delacroix : “Comme il n’y a pas eu de traité de paix à la fin de la Seconde Guerre mondiale et que le statut international de l’Allemagne était particulier, on peut estimer qu’en mettant un terme à cette anomalie, [le traité de Moscou] remplit la fonction que l’on aurait attendue d’un traité de paix. Toutefois, il ne comporte pas les clauses d’un traité de paix, il n’en porte pas le nom et ne mentionne notamment pas la question d’éventuelles réparations.”
Et Bernhard Blumenau d’ajouter : “L’objectif pratique de ce traité était de faire office de traité de paix entre les anciens ennemis de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’aucun traité de paix n’avait été signé. Mais d’un point de vue légal, ce n’est pas un traité de paix – il aurait été anachronique de signer un tel document en 1990, 45 ans après [la fin du conflit].”
De fait, si jamais la Russie venait à mettre fin au traité de Moscou, ainsi que l’avance le texte relayé sur les réseaux sociaux, un tel acte serait “au mieux symbolique” : “La fin du traité n’implique pas le passage automatique à une situation de guerre – tout simplement parce que ce n’est pas un traité de paix.”
Enfin, les articles 3 et 5 du traité, respectivement relatifs à la relation des deux Etats allemands “à la fabrication, à la possession et au contrôle d’armes nucléaires, biologiques et chimiques“, et au non-déploiement “des forces armées et des armes nucléaires ou des vecteurs d’armes nucléaires étrangers” sur le territoire de l’ex-RDA, n’ont “aucune pertinence” vis-à-vis de la position allemande adoptée à l’égard de l’Ukraine, ainsi que le pointe Bernhard Blumenau.
“L’Allemagne n’a aucune intention d’obtenir des armes nucléaires. Le traité dispose qu’aucunes armes nucléaires ne peuvent stationner sur le territoire de l’ancienne Allemagne de l’Est, mais il n’y en a aucune [actuellement]. Cet article n’a aucun rapport avec la situation en Ukraine“, précise l’expert.
Une aide militaire importante de l’Allemagne à l’Ukraine
En novembre 2023 (lien archivé), l’Allemagne a annoncé une nouvelle aide militaire de 1,3 milliard d’euros à l’Ukraine, au moment où les Occidentaux cherchaient à rassurer sur la pérennité de leur soutien.
Cette aide devait inclure quatre nouveaux systèmes de défense antiaérienne Iris-T SLM, dont la livraison est prévue pour 2025, et des munitions d’artillerie, dont l’Ukraine a cruellement besoin, alors que l’Allemagne a déjà livré plusieurs Iris-T à l’Ukraine et prévoit de nouvelles livraisons.
Fin décembre 2023, l’Union européenne, qui s’est engagée au printemps 2023 à livrer d’ici mars 2024 un million d’obus à l’Ukraine, avait livré quelque 300.000 munitions d’artillerie en ayant recours à ses stocks. La part de l’industrie allemande dans ce plan devrait être à terme de 300.000 à 400.000 obus par an, soit plus du triple de la production au moment de l’invasion russe de l’Ukraine début 2022, avaient alors indiqué à l’AFP (lien archivé) des sources industrielles.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a affiché, fin janvier 2024 (lien archivé), sa volonté de “tout faire” pour accroître l’aide militaire européenne à l’Ukraine – l’Allemagne étant le deuxième contributeur en valeur absolue au soutien à l’Ukraine sous forme d’aides humanitaire, financière et militaire derrière les Etats-Unis.
Le 16 février 2024, Olaf Scholz et Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, ont signé à Berlin un accord de sécurité qualifié d'”historique“ (lien archivé) par le chancelier allemand qui a assuré sa détermination à soutenir l’Ukraine “aussi longtemps que nécessaire” contre l’agresseur russe.
Olaf Scholz a en revanche rejeté, le 26 février 2024 (lien archivé), la demande de l’Ukraine de lui livrer des missiles de longue portée Taurus. Un refus qu’il a justifié en expliquant ne pas pouvoir suivre l’exemple de la France et du Royaume-Uni car ce “ne serait pas responsable“.
Les missiles allemands Taurus ont une portée supérieure à 500 kilomètres et pourraient donc, si l’Ukraine en disposait, viser des objectifs très à l’intérieur du territoire russe – raison pour laquelle Berlin refuse depuis plusieurs mois de les livrer à Kiev, de crainte que le conflit s’étende au territoire russe, entraînant potentiellement une escalade.
L’AFP a déjà vérifié des affirmations fausses ou trompeuses, ces dernières années, qui cherchaient à légitimer l’invasion russe de l’Ukraine en affirmant par exemple que cette dernière a été créée “illégalement” en violation de la Constitution de l’URSS, que la Charte des Nations unies “autoriserait” l’invasion du pays par la Russie, ou encore que la neutralité de l’Ukraine serait inscrite dans sa Constitution d’origine.