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Près de 500.000 morts et blessés en Ukraine : les chiffres sont-ils fiables ou source de propagande ?

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Author(s): Guillaume Woelfle

La guerre en Ukraine aurait déjà tué et blessé près de 300.000 Russes et 200.000 Ukrainiens. C’est ce qu’affirmaient des sources issues du renseignement américain au New York Times en août dernier. 500.000 morts et blessés. L’équivalent des habitants de Liège, Namur et Charleroi, toutes et tous morts à la guerre ou blessés hors d’état de combattre.

Mais que valent ces chiffres ? L’Ukraine, en tout cas son gouvernement, annonce chaque jour quelques centaines de soldats russes morts et blessés supplémentaires alimentant un compteur qui dépasse les 280.000 actuellement. À quel point ces chiffres sont-ils fiables ? Comment compte-t-on les décès d’un côté et de l’autre en temps de guerre ? Quel rôle ces chiffres ont-ils dans la propagande ukrainienne et russe ? Cette guerre-ci est-elle particulièrement sanglante ? Décryptage.

Notre point de départ est un chiffre que donne chaque jour le ministère ukrainien de la Défense. Il atteignait ce jeudi 5 octobre 280.470 soldats russes “perdus” sans préciser s’ils sont morts ou blessés. Ce chiffre est relayé chaque jour par de nombreux médias ukrainiens comme le Kyiv Independent, le Kyiv Post, Interfax-Ukraine ou Ukrainska Pravda, parfois même en une de leur site.

Je pense qu’il faut être super prudent avec ces chiffres, nous dit d’emblée Maurine Mercier, journaliste correspondante pour la RTBF en Ukraine. Qui peut les vérifier ? Personne. Je le dis très clairement et très honnêtement, je ne reprends jamais ces chiffres.” La correspondante revient là à ses principes de base de journalisme. “La règle journalistique, c’est de croiser les sources trois fois avant de donner un chiffre. Ici, c’est impossible de les vérifier, donc c’est frustrant pour un journaliste de ne pas pouvoir donner de chiffre, mais de mon côté, je préfère dire aux téléspectateurs, auditeurs et lecteurs ‘on ne sait pas.”

Je prends ces chiffres avec la précaution de rigueur, abonde Aude Merlin, professeure à l’ULB spécialiste de la Russie. Il y a un principe fondamental à avoir en tête lorsque l’on étudie les conflits armés, c’est que qui dit guerre dit guerre de l’information.

Ces chiffres sont-ils pour autant faux ? Aucun des experts ne les qualifie comme tels. Ni vrai ni faux, donc. Nous pouvons néanmoins comparer les chiffres issus d’autres sources pour faire un état des lieux.

L’estimation la plus récente est le décompte officiel quotidien ukrainien qui, on l’a vu, doit être considéré dans un prisme de "guerre de l’information", voire de propagande. Par ailleurs, il ne fait pas de distinction entre morts et blessés.

L’autre chiffre le plus récent est probablement fiable… et incomplet à la fois. Ce chiffre est divulgué par les médias russes indépendants Mediazona et Meduza qui, avec le statisticien Dmitry Kobak, tentent de confirmer, unité par unité, le décès de militaires russes. Pour cela, ils épluchent les messages publiés par des proches sur les réseaux sociaux, les annonces de décès dans les médias régionaux ou celles d’autorités locales. Dans tous les cas, ce chiffre n’est constitué que de personnes décédées dont on connaît le nom. Il est donc fiable, chaque décès est confirmé, et incomplet, puisque comme l’indiquent les journalistes de ce site : "Le bilan réel des morts est bien plus élevé".

Ces mêmes journalistes avaient ainsi publié une estimation, et non plus un décompte manuel, fin mai 2023 qui atteignait 47.000 morts côté russe.

En août dernier, des sources au sein du renseignement américain se sont confiées au prestigieux New York Times, en leur confiant ces chiffres-ci :

  • Environ 120.000 soldats russes morts et 180.000 blessés.
  • Environ 70.000 Ukrainiens décédés et 130.000 blessés.

"Les chiffres estimés pour l’Ukraine et la Russie sont basés sur des images satellites, des interceptions de communications, des médias sociaux et des dépêches de journalistes présents dans le pays, ainsi que sur les rapports officiels des deux gouvernements", indique le New York Times qui ajoute : "Les estimations varient, même au sein du gouvernement américain."

Le Pentagone américain estimait, quelques mois plus tôt, au printemps 2023, à 43.000 le nombre de soldats russes morts au combat. Un chiffre, en ligne avec celui des renseignements britanniques qui estimait en juin 2023 que 40.000 à 60.000 Russes avaient perdu la vie dans ce conflit. L’augmentation soudaine du nombre de mort, le double voire le triple, entre le printemps 2023 et l’automne 2023, suggère une intensification des combats et des pertes au cours de l’été 2023 dont nous parlerons plus tard.

Enfin côté russe, le dernier bilan communiqué est de 5937 Russes morts au combat en septembre 2022. La réalité est probablement là, quelque part, entre les extrêmes. Les Ukrainiens attribuant 50 fois plus de morts à la Russie que le Kremlin lui-même…

Ceux qui doutent ont peut-être les bons chiffres

Nous le verrons ci-dessous, l’objectif de propagande n’est jamais loin de ces chiffres. Mais l’une de ces sources aurait-elle plus d’intérêt que les autres à disposer, voire à communiquer les bons chiffres ? C’est ce que pense Alain De Neve, chercheur au Centre d’études de sécurité et défense.

"Paradoxalement, il faudrait peut-être attacher un peu de crédit aux chiffres américains. Les Etats-Unis, certes soutiennent l’Ukraine, mais on voit qu’une certaine remise en question a lieu dans le pays. Et politiquement, le nombre de morts sur le terrain pourrait influencer le débat en cours. Il est probable que dès lors, l’administration et le renseignement cherchent à avoir les meilleurs chiffres possibles. Par ailleurs, si un jour des négociations de fin de conflit s’ouvrent, les Etats-Unis voudront disposer des chiffres les plus fiables possibles pour peser politiquement sur les deux protagonistes"

De là à dire que les chiffres américains sont corrects, c’est aller un peu vite. Mais les ordres de grandeurs sont probablement sous nos yeux.

Est-il impossible de compter plus précisément ?

Aucun chiffre précis, recoupé ou officiel n’existe. Mais serait-il possible d’en obtenir un ? Pas sûr. "Tant que nous ne sommes pas dans une période de cessez-le-feu ou d’armistice, il est impossible d’envoyer des observateurs neutres et indépendants comme ceux de l’ONU ou de l’OSCE pour vraiment enquête sur les pertes", explique Alain De Neve.

Les chercheurs et académiques s’intéressent aussi à ces problématiques "mais le temps de l’information, le temps de la guerre ne relèvent pas du même rythme que celui des chercheurs", relève Aude Merlin de l’ULB. "Des historiens ou des démographes feront ce travail un jour mais, d’ici là, il n’est pas possible d’être plus précis."

Une chose est certaine, les armées et les Etats ont des chiffres sur leurs propres pertes, ne serait-ce que pour savoir combien il y a de bouches à nourrir sur le champ de bataille. "C’est le rôle des "comptables", qui ne sont pas neutres évidemment, mais dont le but est par ailleurs d’informer le plus précisément possible l’Etat-major des pertes subies pour savoir s’il faut modifier une stratégie", dit Alain De Neve.

Mais vient alors un autre écueil, celui des différends politiques au sein même des armées. "Avoir les bons chiffres est une chose, les faire remonter correctement en est une autre. Par le passé, il est déjà arrivé qu’un commandement opérationnel sur le terrain hésite à remonter vers son état-major un chiffre qui s’avérerait trop négatif et qui pourrait lui coûter son poste", assure le chercheur au Centre d’études de sécurité et défense. Même en temps de guerre, des questions d’avancées de carrière, de grade ou de réputation peuvent compter.

Pour les pertes civiles, la question est plus compliquée. L’ONU décompte précisément 9701 civils décédés en Ukraine depuis le 24 février 2022, mais il s’agit à nouveau de chiffres confirmés, de "cas vérifiés" et sous-estimé. Maurine Mercier prend l’exemple de Marioupol, une ville au sud-est de l’Ukraine envahie par la Russie et toujours occupée aujourd’hui. "Personne ne sait combien il y a eu de morts civils dans cette ville. On a vu des images effroyables de cimetières quasiment infinis, mais personne n’a pu véritablement le vérifier, comptabiliser. Cela fait partie de l’angoisse de la guerre." Et pour cause, aucun Ukrainien n’a pu retourner sur place depuis lors.

Comment connaître les pertes qu’on inflige à l’ennemi ?

Voilà pour les pertes subies, mais quid des pertes infligées ? Il ne peut être question que d’estimations.

Prenons le cas de frappes de longue distance, parfois tirées à plusieurs dizaines de kilomètres. "Une fois que vous aurez touché la cible, comment savoir combien de gens s’y trouvaient ? Combien sont blessés, morts ou se sont enfuis ? Vous n’aurez jamais cette réponse-là", tranche Alain De Neve.

Dans ce conflit, les réseaux sociaux sont inondés d’images d’actions réussies contre l’ennemi. Une technique a notamment fait son apparition : le drone kamikaze. Chargé d’explosif, il est piloté en temps réel, parfois vers une cible mouvante comme un char. Mais là encore, comment savoir combien d’ennemis se trouvaient dans le char et sont morts puisque l’image se coupe à l’impact du drone sur le char ?

Alors Maurine Mercier repart, à nouveau, des bases journalistiques : le terrain. "À mon échelle, même sans faire de reportage, je peux avoir une vision du nombre de victimes. Par exemple, je constate depuis le début de la contre-offensive du début de l’été une augmentation importante du nombre de morts à mon échelle. Il ne se passe pas 48 heures sans qu’on m’annonce que quelqu’un que j’ai interviewé, quelqu’un que j’ai rencontré est mort sur le front."

Cette augmentation du nombre de morts ukrainiens depuis la contre-offensive est évoquée aussi par les responsables américains dans l’article du New York Times.

Le nombre de morts comme outil de propagande ?

Ces chiffres, si pas faux, en tout cas invérifiables, sont pourtant largement relayés par la presse ukrainienne et parfois aussi par la presse occidentale. L’objectif de propagande, ou en tout cas de communication de guerre, est pointé par les experts que nous avons consultés. Y compris de la part des médias ukrainiens que nous avons cités en début d’articles ?

"Je ne serais pas aussi dure avec ces médias ukrainiens", tempère Maurine Mercier qui nous disait pourtant ne jamais relayer ces chiffres dans son travail quotidien de correspondante de guerre. "Il faut bien se rendre compte que c’est une presse qui a vécu des années de censure. C’est une presse naissante, donc il y a de nouvelles habitudes à prendre. Le problème, c’est qu’ils doivent acquérir ces nouvelles habitudes de croisement de sources dans un contexte épouvantable : celui d’une guerre dans laquelle ils sont agressés."

La correspondante relève par ailleurs que ces médias précisent à chaque fois la source de ce chiffre, c’est-à-dire les autorités ukrainiennes. "C’est un élément qui montre que ces médias sont, malgré tout, plutôt sérieux d’un point de vue déontologique."

"Donner des chiffres est un grand classique de la guerre, de la propagande de guerre, relève Alain De Neve. Dans la plupart des conflits des 20 années, les belligérants tentent de faire croire que leurs pertes sont, si pas réduites, en tout cas rationnelles, conformes aux attentes et que celles de l’adversaire sont disproportionnées. Et l’on communique des arguments pour expliquer ces déroutes adverses : fragilité de la défense, manque de discipline, absence de stratégie de guerre cohérente, etc. Donc, le but de cette communication est de convaincre les partenaires de l’efficacité de ses propres opérations et de l’inaptitude de l’ennemi."

Propagande oui. Mais vers qui ? Le peuple ukrainien, les soutiens occidentaux ou vers le peuple russe ? "Les trois à la fois", suggère Alain De Neve.

Aude Merlin le rejoint et pense que cette communication vise plusieurs niveaux. "Elle est destinée aux Occidentaux, à la Russie, mais aussi aux Ukrainiens eux-mêmes. Il est important que les combattants ukrainiens gardent le moral, qu’ils ne soient pas découragés."

Une hypothèse que ne rejoint pas Maurine Mercier qui vit en Ukraine depuis le début du conflit. "Les Ukrainiens sont extrêmement lucides sur ces chiffres parce qu’ils ont un a priori de défiance par rapport au pouvoir. L’Ukrainien lambda, a priori, ne croit pas ce que le président dit. Et donc, quand un journal publie les chiffres du nombre de personnes qui meurent sur le front et cite le gouvernement, les gens se diront : 'Bon, il faut vérifier ce chiffre parce qu’il est probablement faux'."

Les Ukrainiens vivent la guerre dans leur chair, ils n’ont pas besoin de chiffres

Maurine Mercier, correspondante pour la RTBF en Ukraine

La correspondante de la RTBF sur place pense plutôt que ce nombre de pertes russes largement relayé est destiné à l’Occident. "D’une part, l’Ukraine a besoin d’armes occidentales donc il faut montrer qu’ils en font un bon usage, avec une stratégie militaire qui fonctionne et qui obtient des résultats."

La correspondante pointe là les discussions qu’il peut y avoir en Occident, sur l’envoi d’armes ou sur le soutien, parfois remis en question, au sein des pays qui soutenaient l’Ukraine au début du conflit.

"D’autre part, je ne pense pas que les autorités ukrainiennes aient besoin de cela pour mobiliser la population. Les Ukrainiens sont déjà tous concernés par cette guerre. Ils n’ont pas besoin de chiffres exacts pour être motivés, parce qu’ils vivent déjà cette guerre dans leur chair. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, quand on est Ukrainien, on a forcément quelqu’un parmi ses amis, parmi sa famille qui est sur le front. On a forcément quelqu’un qui s’est fait mutiler et on a forcément au moins une connaissance – souvent un proche, parfois plusieurs – qui est déjà morte."

"Il est probable que cette propagande vise aussi le peuple russe lui-même, suggère Alain De Neve. L’idée, c’est que ce chiffre puisse infiltrer la société russe et puisse conduire, par un effet de cascade dont on ne perçoit pas pour l’instant très bien les rouages, à une prise de conscience et une mobilisation sociétale contre le pouvoir russe." Et ce, même si les moyens de communication en Russie sont savamment contrôlés.

En Russie, la stratégie du silence

La Russie, elle, ne cherche plus à communiquer un nombre de décès qui pourrait nourrir une propagande vers l’intérieur ou vers l’extérieur. Le dernier décompte officiel transmis par le Kremlin sur le nombre de soldats russes morts au combat est de 5937 soldats morts, dans un bilan qui date de… septembre 2022.

"C’est un chiffre non plausible, tranche Aude Merlin. Si on le compare avec la stratégie opérationnelle, c’est-à-dire le nombre de forces humaines et techniques déployées, c’est impossible. Et par ailleurs, si on repense aux 300.000 hommes mobilisés en septembre 2022, soit au même moment, il est difficile d’imaginer qu’on mobilise d’un coup 300.000 personnes si on n’a perdu que 6000 hommes."

Et depuis septembre 2022 ? Silence radio.

Une stratégie du silence ou du moins-disant qui n’est pas neuve. "Si on regarde les deux guerres de Tchétchénie post-soviétiques que j’ai pu étudier, le pouvoir russe oscillait déjà entre deux stratégies : soit ne pas donner de chiffres, soit donner des chiffres très inférieurs à ce qui était par exemple comptabilisé par les comités de mères de soldats."

Les comités de mères de soldats russes, est-ce la faille qui peut retourner l’opinion publique russe ? "Ce serait intéressant de savoir jusque quand les familles endeuillées côté russe, mais on pourrait aussi poser la question en Ukraine, vont supporter les morts ?, se demande Alain De Neve. Quel plafond faudra-t-il atteindre pour qu’une certaine prise de conscience collective commence à se manifester ? Je pense de toute façon qu’on en est encore loin parce que le dispositif de communication du pouvoir russe a été clairement bien cadenassé avant le début des opérations."

La Russie ne communique pas sur les victimes qu’elle fait côté ukrainien

Si l’Ukraine communique volontiers sur les pertes qu’elle inflige à la Russie, l’inverse n’est pas vrai. Et pour cause, quel serait l’intérêt de Vladimir Poutine d’annoncer un nombre important d’Ukrainiens éliminés, se demande Aude Merlin.

"Vladimir Poutine délivre un récit depuis le début de cette guerre : celui d’une "opération militaire spéciale" pour dénazifier l’Ukraine et éviter un génocide, ce qui est faux, on le sait très bien. Le Kremlin va toujours privilégier le récit, celui du combat contre une cause, contre le nazisme et le fascisme. C’est un récit, on parle à l’émotion. Les chiffres ne servent pas ce récit. Par ailleurs, puisqu’il ne s’agit pas d’une guerre mais d’une "opération militaire spéciale", il s’agit pour le Kremlin de construire l’image d’une Russie qui fait le bien en Ukraine, apporte de l’aide humanitaire et désarme de méchants "banderistes"."

Autrement dit, la Russie n’a pas pour objectif de causer un maximum de morts en Ukraine, donc pourquoi communiquerait-elle dessus ?

Et c’est même plutôt l’inverse. "Les autorités russes donnent des chiffres d’enfants ukrainiens "installés" en Russie, présentant cette opération comme un sauvetage, alors que la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt pour déportation. Le discours est celui de "sauver" le peuple ukrainien de ses propres dirigeants." Il serait donc contradictoire d’annoncer un nombre important d’Ukrainiens tués, sauf à considérer que la Russie mettrait un chiffre sur le nombre de militaires tués, mais il faudrait alors assumer qu’il s’agit d’une guerre.

Une guerre plus sanglante que les autres ?

Bien qu’il n’y ait pas de bilan fiable, d’estimation recoupée, que doit-on anticiper de cette guerre ? Faut-il effectivement s’attendre à plusieurs centaines de milliers de morts comme l’indiquent certaines sources évoquées ci-dessus ?

"Je pense que oui, répond Alain De Neve. Je crois que ça va être la gifle que vont se prendre les responsables politiques occidentaux lorsqu’on fera les comptes. D’ailleurs, ils s’y préparent probablement. Je pense qu’on risque d’atteindre des niveaux de pertes humaines à la fois militaires et civiles auxquels on n’a plus été habitués."

Bakhmout est comparable à Verdun : un nombre de morts maximal pour un gain de territoire minimal

Aude Merlin, professeure à l’ULB spécialiste de la Russie

Il est rejoint dans cette analyse par Aude Merlin et la communauté des observateurs académiques et militaires. "Ils avaient prévenu, avant l’invasion russe, qu’en cas d’invasion massive de l’Ukraine, ce conflit serait très coûteux en vies humaines." Ce conflit ouvert depuis 2014 avait fait jusque-là environ 14.000 morts militaires et civils.

Et la chercheuse de donner un exemple. "Ce que disent de nombreux observateurs qui sont spécialistes en termes opérationnels, c’est que la bataille de Bakhmout est comparable à celle de Verdun en 14-18 : un nombre de morts maximal pour un gain de territoire minimal."

Cette bataille de Verdun, qui avait duré neuf mois avait coûté la vie à plus de 300.000 soldats à elle seule.

"Evidemment, par rapport aux 26 millions de morts soviétiques de la Deuxième Guerre mondiale ou par rapport aux 6 millions de morts au Congo dans les années 90, la guerre qui nous occupe aura un bilan humain inférieur, mais cela reste un bain de sang", analyse Aude Merlin.

Alain De Neve prolonge l’analyse en comparant la guerre ukrainienne avec les dernières guerres que nous avons connues.

"On a été d’une certaine façon habitué depuis la fin de la guerre froide à la multiplication des opérations expéditionnaires sur des théâtres distants pour restaurer des conditions de sécurité dans certaines régions, que ce soit l’Afrique, l’Asie centrale, le Moyen-Orient." Citons les interventions américaines en Afghanistan ou en Irak pour ne prendre que ces deux exemples.

"Ces opérations n’engendraient pas des aussi hauts niveaux de pertes. Il faut se remémorer le drame que représentait chaque décès de soldat américain sur le sol irakien ou afghan", rappelle Alain De Neve.

Les autorités russes n’ont aucun égard pour la vie humaine, y compris celle de leurs propres hommes

Aude Merlin, professeure de cours à l’ULB spécialiste de la Russie

"Je pense que, quand on fera les comptes en termes démographiques, on constatera un trou démographique causé par tous ces hommes russes morts sans avoir pu être père", note Aude Merlin. Et pour cause, "les autorités russes n’ont aucun égard pour la vie humaine, y compris celle de leurs propres hommes."

De fait, la Russie, plus peuplée, sait qu’à pertes équivalentes, c’est elle qui s’imposera. "La Russie a un berceau en termes d’hommes qui est absolument incomparable avec l’Ukraine. La Russie, c’est 140 millions d’habitants contre une quarantaine de millions en Ukraine", note la correspondante de la RTBF en Ukraine Maurine Mercier.

Dans ses reportages, dans ses conversations, elle retrouve cette inquiétude des Ukrainiens. "On sent en Ukraine qu’il manque des hommes sur le front pour défendre le pays, et que de l’autre côté, ce sont les mots des Ukrainiens que je croise, il 'pleut' des hommes, il "pleut" des soldats russes. De plus en plus d’Ukrainiens commencent à se poser la question : comment va-t-on faire face au manque d’hommes ? Même les femmes disent qu’elles se préparent psychologiquement à aller au front. Et si elles doivent se préparer, c’est parce qu’elles ne sont pas prêtes psychologiquement à y aller."

L’armée ukrainienne comptait environ 500.000 personnes au début de la guerre. Aujourd’hui, avec 200.000 morts ou blessés, 40% seraient hors d’état de combattre. Le New York Times en attribuait le triple à la Russie : 1,3 million de militaires actifs ou en réserve, et de paramilitaires.