
Une réflexion est actuellement en cours sur la possible introduction d’un euro numérique. Dans ce contexte, des internautes ont assuré, à partir d’images d’un discours de la cheffe de la Banque centrale européenne, que ce moyen de paiement serait mis en place dès octobre 2025, et qu’il mettrait fin à l’argent liquide. Mais c’est faux : les images ont été sorties de leur contexte et la date évoquée correspond à la fin d’une phase préparatoire du projet. Par ailleurs, l’euro numérique ne viserait pas à remplacer l’argent liquide, mais il viendrait s’ajouter aux moyen de paiement existants, selon des experts, qui jugent « improbable » un lancement avant 2027.
L’euro numérique vise à rendre la monnaie de la Banque centrale européenne (BCE) disponible sous forme électronique (lien archivé ici). Son développement est actuellement en phase préparatoire, ce qui signifie que des spécialistes réfléchissent à la mise en œuvre pratique de ce nouveau moyen de paiement.
Comme l’a expliqué la présidente de la BCE Christine Lagarde, lors d’une conférence de presse le 6 mars 2025, une première étape de cette phase de préparation devrait se terminer en octobre 2025 (lien archivé ici).
Sur X, un message partagé plus de 5.500 fois depuis le 9 mars utilise un extrait de cette conférence pour assurer que « Christine Lagarde annonce que le lancement de l’euro numérique aura lieu en octobre« , ajoutant : « ils traçeront [sic] chaque paiement« , « ils peuvent bloquer les achats« , « taxes automatisées« , et concluant que « sans cash, vous dépendrez à 100% de la BCE« .

« L’euro numérique c’est la fin programmée de l’argent liquide, donnant à la BCE le pouvoir démesuré de tracer tous nos achats, les encadrer et voler en cas de crise notre épargne. Une folie pour nos libertés« , a aussi affirmé Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout La France le même jour sur X.
Des allégations semblables ont largement circulé sur X et sur Facebook et la rumeur s’est aussi largement répandue sur TikTok. « Ton argent ne t’appartient plus« , a par exemple assuré un internaute dans une vidéo partagée plus de 15.000 fois depuis le 10 mars, tandis qu’un autre a prétendu qu’à partir d’octobre « la BCE pourra se servir directement sur vos comptes« .
Certains en ont profité pour conseiller aux internautes d‘investir dans des cryptomonnaies ou encore de se tourner vers l’or, tandis que d’autres ont estimé que « le communisme arrive en Europe« .
Des assertions semblables ont été largement relayées en d’autres langues comme l’allemand ou l’espagnol.
Mais les images de la conférence de presse de Christine Lagarde, que ces messages citent à l’appui de leurs affirmations, ont été sorties de leur contexte et interprétées de manière trompeuse, comme nous allons le voir.
Une phase de préparation qui se termine en octobre 2025
Le 6 mars 2025, la BCE a tenu une conférence de presse, pendant laquelle elle a annoncé, comme attendu, qu’elle abaissait ses trois principaux taux d’intérêts directeurs, dont le taux de dépôt, qui fait référence et est ainsi passé de 2,75 % à 2,5 % (liens archivés ici et ici).
Après cette annonce, une séance de questions pour les journalistes présents a eu lieu. L’une d’elles, s’est éloignée du sujet des taux directeurs: « comment la BCE peut-elle accélérer la création d’un euro numérique ?« .
La personne qui a posé cette question a rappelé que le président américain Donald Trump avait annoncé fin janvier geler les projets de la Fed, la banque centrale américaine, visant à réfléchir au lancement d’un dollar numérique aux Etats-Unis (lien archivé ici).
Christine Lagarde a répondu qu’elle espérait que « nous n’allions pas enterrer cet euro numérique, et que nous pourrions le réaliser« . Elle a ensuite mentionné une « date limite » fixée en octobre 2025, mais a également ajouté : « nous ne serons pas en mesure de progresser si […] la Commission, le Conseil et le Parlement ne concluent pas leur processus législatif« .
Le texte de cette prise de parole peut être consulté sur le site de la BCE ainsi que réécouté sur YouTube (liens archivés ici et ici).

Mais cette « date limite » ne concerne que la conclusion d’une phase de préparation qui avait commencé en novembre 2023, et non une entrée en vigueur effective de l’euro numérique, comme l’a explicité la la BCE sur son compte X le 13 mars 2025, et comme on peut le comprendre à la suite des propos de Christine Lagarde (lien archivé ici).
Conformément au calendrier officiel du déploiement de l’euro numérique disponible sur le site de l’institution, cette première phase de réflexion doit se terminer après deux ans en octobre 2025, date à laquelle le Conseil des gouverneurs de la BCE doit se réunir pour prendre une décision concernant les étapes à venir (liens archivés ici et ici).
Cet organe décisionnaire de la BCE pourrait ensuite travailler à l’émission d’un cadre réglementaire pour l’euro numérique, qui définirait par exemple un montant maximal d’euros ou de porte-monnaie numériques qu’une personne pourrait détenir à la fois.
Dans sa réponse le 6 mars, Christine Lagarde a donc simplement confirmé que la BCE respecterait le calendrier prévu.

Un lancement de l’euro numérique ne serait par ailleurs pas possible sans des cadres législatifs à l’échelle de l’Union européenne (UE). La plupart des réglementations de cette dernière sont adoptées par le Parlement européen et le Conseil de l’UE, sur la base de propositions de la Commission européenne (lien archivé ici).
Dans un entretien avec l’agence de presse Reuters le 6 février 2025, Piero Cipollone, membre du directoire de la BCE, avait déclaré qu’il ne faudrait « pas longtemps » pour que le cadre réglementaire de l’euro numérique puisse être finalisé, une fois qu’une proposition législative serait adoptée (lien archivé ici).
Alexandre Stervinou, directeur des Etudes et de la Surveillance des paiements de la Banque de France, a aussi indiqué à l’AFP le 13 mars 2025 que « pour être capable d’émettre un euro numérique, si un jour on le fait, il va nous falloir plusieurs années » (lien archivé ici).
Selon lui, il ne pourrait être concrètement mis en pratique « avant le milieu de 2027 ou 2028« , « et son déploiement serait sur plusieurs années, jusqu’à par exemple 2030« .
Une introduction de l’euro numérique avant 2027 ou 2028 serait « improbable« , a également assuré la Banque nationale d’Autriche auprès de l’AFP le 14 mars.
Pas la fin de l’argent liquide
L’AFP a interrogé des spécialistes de la Banque de France et de la Banque nationale d’Autriche, qui ont assuré que l’arrivée de l’euro numérique ne serait pas synonyme de la fin de l’argent liquide, à l’inverse de ce qu’assurent les publications virales sur les réseaux sociaux.
Ce n’est pas la première fois que de telles rumeurs circulent : l’AFP en avait déjà vérifiées de similaires en décembre 2022. Les allégations sur une société sans argent liquide s’inscrivent par ailleurs dans une rhétorique conspirationniste qui s’appuie aussi sur des craintes liées à l’état économique des pays, comme détaillé dans cet article de l’AFP (lien archivé ici).
« L’argent liquide ne sera pas supprimé« , a assuré la Banque nationale autrichienne le 14 mars 2025 à l’AFP, ajoutant que « personne dans la zone euro n’envisage de supprimer l’argent liquide« . Au contraire, les nouveaux billets vont recevoir un nouveau graphisme (liens archivés ici et ici).
En Autriche, l’argent liquide reste le moyen de paiement le plus populaire (lien archivé ici). En France, les paiements par espèces dans les commerces de proximité ont en 2024 été pour la première fois dépassés par les paiements par carte, mais le liquide reste « apprécié » des Français, selon une enquête menée par la BCE (lien archivé ici).
Selon Alexandre Stervinou, « l’euro numérique ne sera pas là pour remplacer ces espèces mais pour répondre à un certain type de besoin » – précisément celui de l’utilisation de plus en plus importante de moyens de paiements numériques.
« On souhaite que l’euro numérique puisse répondre à peu près aux mêmes besoins que les espèces, mais dans l’espace numérique, et donc aux côtés des autres instruments de paiement : c’est la palette des instruments de paiement qui s’étoffe« , détaille-t-il.
Une législation spécifique
La proposition législative de la Commission européenne concernant l’euro numérique est incluse dans un « paquet » de mesures (lien archivé ici). En juin 2023, elle a ainsi présenté deux propositions, l’une visant à garantir la « possibilité d’utiliser des espèces » et l’autre à établir un « cadre juridique pour un euro numérique » (lien archivé ici).
La Commission européenne a indiqué à l’AFP le 13 mars 2025 qu’un « accès commun » à un cadre juridique pourrait être trouvé cette année. Selon elle, « l’euro numérique présente des avantages pour l’autonomie stratégique de l’Europe, notamment à la lumière de la dépendance excessive actuelle envers les systèmes de paiement étrangers« .
Pour Johannes Flume, professeur à l’université Paris Lodron de Salzbourg et expert en droit monétaire, rien ne permet aujourd’hui de penser qu’une introduction de l’euro numérique serait imminente, puisque le Conseil de l’UE, le Parlement ainsi que la Commission doivent d’abord s’accorder sur son cadre législatif (liens archivés ici et ici).
En théorie, le « paquet » de mesures présenté devrait inclure à la fois des réglementations concernant l’euro numérique et des mesures permettant de garantir la circulation large des espèces – car l’objectif avancé est également de protéger ces dernières, détaille le spécialiste auprès de l’AFP le 14 mars.
Cependant, selon lui, cela pourrait conduire à des difficultés dans la pratique et à des négociations qui pourraient « prendre du temps » entre des Etats où les paiements par cartes sont préférés, puisque les règlements européens s’appliquent à tous les Etats membres.
Alors que les commerces ne sont actuellement pas obligés d’accepter les paiements par carte, ils doivent en principe accepter les euros en espèces, sauf « raison légitime » de ne pas pouvoir le faire (par exemple, si conserver des espèces pourrait mener à des risques pour la sécurité physique des commerçants – lien archivé ici).
Et cette obligation ne devrait pas changer avec l’introduction de l’euro numérique, car les espèces sont juridiquement protégées, notamment par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE – lien archivé ici).
« Une proposition législative de l’UE ne peut pas modifier la disposition de l’article 128, paragraphe 1, du TFUE, selon laquelle les billets en euros sont les seuls billets qui ont cours légal dans l’Union« , a indiqué Christoph Ohler, professeur de droit public et de droit européen et directeur du Centre d’études européennes de l’université Friedrich-Schiller de Jena, à l’AFP (lien archivé ici).
« De même, une législation ne pourrait pas supprimer le droit des Etats membres d’émettre des pièces en euros« , selon l’expert (lien archivé ici).
Par ailleurs, une suppression pure et simple rencontrerait des « limites supplémentaires » dans la législation des Etats membres elle-même, note Christophe Ohlen, qui fait notamment référence au cas de l’Allemagne (lien archivé ici).

Des inquiétudes liées à la traçabilité
Comme précédemment expliqué ici et ici, la numérisation des transactions suscite depuis plusieurs années des inquiétudes légitimes, puisqu’elle permet, dans une certaine mesure, leur traçabilité.
C’est ce qui a pu mener certains pays, comme les Bahamas et le Nigeria, à déployer des monnaies numériques, pour « favoriser l’inclusion financière et réduire les paiements en espèces pour combattre la corruption et le commerce illégal« , relevait Nathalie Janson, professeure associée d’économie à NEOMA Business School.
En Chine, le développement du « yuan numérique » -qui permet, comme détaillé dans cet article des Echos, de stocker de l’argent et réaliser des transactions via une application développée par l’institut de recherche sur les monnaies numériques de la Banque populaire de Chine-, soulève aussi des questions sur l’implication et le droit de regard des autorités sur les transactions, et donc sur le respect de la vie privée (liens archivés ici et ici).
Néanmoins, en France et en Europe, des instances comme la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) ou le Comité européen pour la protection des données (CEPD) sont chargées de protéger les données des usagers. Depuis 2018, la durée de conservation des informations personnelles recueillies lors d’un paiement par carte bancaire est par exemple légalement limitée au temps de la transaction.
Interrogée sur la confidentialité lors du paiement avec l’euro numérique, la Banque nationale autrichienne a assuré à l’AFP que les transactions avec les euros numériques seraient anonymisées. Cela signifie que la BCE ne pourra pas identifier la personne derrière le paiement ni savoir qui possède un portefeuille numérique.
C’est aussi ce qu’a assuré Alexandre Stervinou de la Banque de France : « dans les systèmes de la Banque centrale, (…) on saura qu’il y a des euros numériques qui sont dans la nature mais on ne saura pas qui exactement détient cet euro numérique« .
« Donc on n’a absolument aucun aucune possibilité centralisée, gouvernementale, ou de toute autre autorité d’aller empêcher un citoyen précis de payer avec ces euros numériques« , conclut-il.
Il n’est par ailleurs aucunement envisagé de « taxer » des paiements avec les euros numériques selon lui, à l’inverse de ce qu’assurent certaines publications : « la monnaie numérique ne peut pas se transformer, se changer, ou se retrouver auto-taxée par exemple. Il est hors de question de réfléchir à des systèmes de ce type-là« , détaille-t-il.